Elizabeth Penashue, la pèlerine des monts Mealy

Labrador, nom mythique. Patrie des caribous, de la neige et du vent. Contrée aux frontières floues, à l’histoire tumultueuse comme les eaux qui la traversent. Concentré de la complexité du monde, avec ses populations diverses. Notre collaboratrice Monique Durand nous raconte un Labrador qu’elle arpente depuis des années, une terre imprégnée d’imaginaire. Quatrième de huit articles.
Son Labrador à elle, c’est le Nutshimit, le territoire. Et c’est Francis.
J’avais passé la fin d’un après-midi avec Elizabeth Penashue dans sa communauté de Sheshatshiu, à une quarantaine de kilomètres de Goose Bay, au Labrador terre-neuvien. Il pleuvait des cordes ; j’étais entrée chez elle, trempée. Elle était en train d’écrire sur sa table de cuisine. À 77 ans, elle écrit encore et tout le temps, Elizabeth. À son compagnon défunt, avec qui elle a passé plus d’un demi-siècle de vie ardente dans le pays immense et virginal du Labrador, qu’ils ont parcouru dans tous les sens. Quand elle ne sait plus quoi lui écrire, elle trace de haut en bas une liste de mots doux.
Elizabeth a milité pendant des lustres pour la préservation du fleuve Churchill et contre la construction du barrage de Muskrat Falls, redoutant l’inondation de tout ce qui fut son existence et la contamination au mercure de tout ce qui y tremble et y palpite. Elle s’était fait connaître dans les années 1980 par ses protestations publiques contre les exercices de vol à basse altitude qui étaient menés par l’OTAN, déchirant les tympans et sciant les jambes des habitants du territoire. Plusieurs fois, elle a séjourné en prison. Elle s’est toujours battue pour la reconnaissance de son peuple. Elle vient de publier I Keep the Land Alive, où elle raconte les années passées avec son homme à canoter sur le fleuve Churchill l’été et à parcourir les monts Mealy l’hiver. À vivre tous les deux leur vie d’Innus, l’ancienne vie, celle des nomades.
En pèlerine fidèle, elle entreprend chaque printemps une marche de trois semaines vers les Mealy, accompagnée de membres de sa famille. D’un pas lent mais assuré, elle traîne son campement dans un long toboggan. Près de 200 kilomètres à progresser sur les dos ronds et luisants de la chaîne montagneuse. Il faut imaginer, dans l’infinie blancheur, les traces de raquettes d’une vieille femme qu’efface à mesure le glissement de sa charge de matériel et de songes. Elle s’en va se recueillir sur la terre mère, l’âme du monde, et parler à Francis de leurs longues épousailles avec elle.

Ses jambes la portant moins bien qu’avant, Elizabeth s’est acheté une motoneige il y a deux ans, oui madame ! Elle fait maintenant le chemin moitié marche moitié motoneige, avec un petit-fils aux commandes de l’engin.
Elizabeth est née dans le ventre du Labrador, près de Churchill Falls. Elle est mère de neuf enfants et grand-mère de 39 petits-enfants. À tous ceux-là, elle veut laisser en héritage la connaissance du mode de vie ancestral et la sorte de félicité, de grandeur qui y est associé.
Un parc national unique
Mais son Labrador n’est pas que celui du passé. C’est aussi celui de l’avenir, auquel travaille son fils Jack.
Jack Penashue œuvre à imaginer avec d’autres ce que deviendra le tout nouveau parc national créé sur les monts Mealy, le 46e au Canada et le plus récent à avoir vu le jour. « Notre nation a décidé d’être partie à ce projet parce que la nature y restera intacte et préservée. Pas de construction. Pas de routes. »
Faite d’éminences arrondies sous l’action glaciaire, située au sud de l’immense lac Melville, la chaîne des Mealy plonge directement dans la mer du Labrador, à l’est. Le parc n’a pas d’équivalent au pays. Son caractère unique est contenu dans son nom, décliné en trois langues : réserve de parc national Akami-Uapishkᵁ– KakKasuak–Monts-Mealy, soit « montagne blanche » en innu-aimun et « montagne » en inuktitut. Il s’agit d’une terre sacrée pour les deux peuples, innu et inuit.
Pourquoi « réserve de parc » ? Parce qu’il existe à son sujet « des revendications en souffrance », dit le site de Parcs Canada. Quatre groupes revendiquent des droits sur le territoire des Mealy et y exercent déjà des responsabilités (ou les exerceront sitôt qu’aboutiront leurs négociations avec le fédéral) : les Innus, les Inuits et les Métis du Labrador, ainsi que les Innus du Québec. Ces montagnes représentent un concentré de la complexité démographique, linguistique et politique de la péninsule labradorienne, un véritable laboratoire de relations entre groupements humains liés à une même aire. Elles mettent aussi en scène une fascinante expérience de cogestion entre Parcs Canada et des collectivités autochtones. « Pas toujours facile de s’entendre », reconnaît Jack Penashue.
Fait à noter : les Innus du Québec revendiquent des droits sur une portion des Mealy pourtant située au Labrador terre-neuvien. Pour eux, il n’existe pas et n’a jamais existé de frontières.
Une amitié
Pour Elizabeth Penashue et Joséphine Bacon non plus, les frontières n’ont jamais existé. Deux amies chères. La première, Innue de Sheshatshiu, dans la partie terre-neuvienne de la péninsule du Labrador, écrivaine reconnue dans sa province et au-delà. La seconde, Innue de Pessamit sur la Côte-Nord, dans la partie québécoise de la même péninsule, écrivaine reconnue au Québec et au-delà. Toutes deux réunies par leur langue, l’innu-aimun, même si Elizabeth vit dans un Labrador anglophone et Joséphine, dans un Québec francophone. Vénérant toutes deux le Nutshimit qui les a vues naître.
Une parenthèse ici : le Nutshimit fait référence au territoire de l’intérieur, tandis que le Nitassinan, mot qu’on entend plus souvent, évoque l’ensemble de la terre millénaire des Innus.
Petite, Joséphine habitait une maison de bois d’où elle voyait la rivière Pessamit descendre vers la mer qui n’était pas loin. Son père bûchait et dravait. Un jour, elle l’a vu danser sur les billots au beau milieu des eaux qui bouillonnaient. Elizabeth, elle, a passé son enfance au bord d’un grand lac aujourd’hui disparu, le lac Michikamau, englouti par les eaux du réservoir Smallwood formé par le barrage des chutes Churchill. « C’est si triste », dit-elle simplement.
Elles ont toutes deux reçu une éducation catholique, conséquence de l’œuvre de l’histoire coloniale et des missionnaires venus d’Europe. Si Joséphine reconnaît le Papakassik de son peuple, maître des animaux, « pour moi, dit-elle, Dieu est blanc. Comme je ne suis ni nomade ni chasseuse, j’ai moins de choses à demander à Papakassik et j’ai plus de choses à demander au Dieu des Blancs ». Au Dieu des Blancs, voilà ce qu’elle demande : « Donne-nous notre pain quotidien. » Pour elle et ses trois enfants devenus grands, le pain quotidien. « Et je lui demande de vieillir en paix. »
« Ma peur la plus grande, c’est la maladie, confie Elizabeth, ne plus pouvoir faire ce que j’aime. » Elle fait une pause. « Je remercie mes parents de m’avoir appris qui j’étais. Et je remercie Dieu de m’avoir faite qui je suis. »
Elizabeth Penashue et Joséphine Bacon couvrent le papier de leurs mots pour garder en vie le fondement de leur culture, adoucir le présent et éclairer l’avenir. L’écriture, elles s’en servent pour recoudre leur être, colmater les fissures, retrouver ce qui aurait dû être elles. Toutes deux écrivent pour offrir aux femmes, aux hommes et aux enfants innus leurs récoltes de mémoire, comme elles leur offriraient des fruits. Bleuets, airelles, chicoutai : les petits fruits tendres et sucrés du Labrador.