Redevenir d’humbles voyageurs

Ce texte fait partie du cahier spécial Plaisirs
La crise actuelle et ses répercussions vont modifier nos façons de voyager. Désormais, pour nombre d’entre nous, la destination sera moins importante que la raison pour laquelle nous souhaitons partir. Notre collaboratrice Carolyne Parent lance ce nouveau rendez-vous estival, qui donnera chaque semaine la parole à une personnalité, à un collaborateur ou à un passionné, qui racontera ce qui lui donne la bougeotte et une envie irrépressible de découvrir de nouveaux paysages.
Le choc est brutal. Nous tenions liberté, spontanéité et mobilité pour acquises, ethop, la pandémie nous a tiré le tapis sous les pieds. La grande ironie de l’affaire, c’est que plus que jamais, peut-être, aurions-nous envie d’aller voir au diable vert si nous y sommes…
Or, depuis le printemps misérable, finie, la récré ! Vous-savez-quoi a mis un terme à la désinvolture vacancière, alors même que changements climatiques et surtourisme commandaient une approche plus réfléchie de nos échappées. Le coronavirus a aussi remis à l’ordre du jour le « pourquoi » de nos partances — la question du « où » étant d’ailleurs présentement bien secondaire puisqu’on ne veut de nous nulle part ou presque hors de nos frontières, pour le moment.
À l’époque du Grand Tour, en Europe, les émules de Lord Byron partaient pour parfaire leur éducation. Ce périple culturel donnera aux Anglais le mot « tourism » en 1811 et « tourisme » aux Français 30 ans plus tard.
Après les nobles, ce fut au tour des bien nantis de prendre la clé des champs, guides de voyage sous le bras et listes de monuments à ne pas rater en poche. Pour mémoire, le premier guide moderne a été publié en 1832, sous la plume de l’Allemand Karl Baedeker. Le guide vert Michelin, lui, vit le jour un siècle plus tard pour accompagner les Français en vacances, payées pour la première fois.
Autres temps, autres touristes, autres envies, et basta, la basilique ! Après s’être intéressé longtemps aux vieilles pierres, on voulut s’attarder à la terrasse des cafés pour prendre le pouls de la vida locale. On se mit aussi à photographier des cordes à linge, des popes barbus et les enfants des autres.
L’idée d’être moins le spectateur de son périple que son protagoniste fit son chemin et on acheta des « expériences » de voyage formatées « juste pour nous ». On en arriva même à tourner carrément le dos au décor et à se substituer à l’habitant en se croquant l’égoportrait.
Et maintenant ?
Pourquoi partirions-nous aujourd’hui ? Pour aller à la rencontre de cet autre ? Ciel, ces jours-ci, on ne prend même pas l’ascenseur avec son voisin !
Pareillement, partir pour manger, pour apprendre — le tango, la photo, la pâtisserie végétale — ne sera à nouveau enthousiasmant que si les accommodements en vertu des consignes sanitaires s’avèrent raisonnables et efficients. Faire la queue une heure pour se procurer un casseau de fraises, vous voulez rire ?
En Virginie, rapportait récemment CNN, 50 % des tables d’un restaurant historique trois fois étoilé Michelin sont occupées par des mannequins vêtus de costumes d’époque, histoire de « peupler » l’établissement. On peut s’en amuser et y voir une initiative originale comme on peut se demander si le fait de manger à côté de l’équivalent de la mère de Norman Bates empaillée, dans Psycho, est appétissant.
En attendant l’élaboration d’un vaccin ou d’un remède, la nouvelle réalité du vivre-ensemble requiert, en sus d’une reconfiguration physique de l’espace public, une reprogrammation mentale radicale de nos rapports aux autres. Elle demande l’acceptation et la mise en pratique de nouveaux comportements sociaux. Et pour l’heure, un deuil individuel et collectif du temps d’avant. La tête a beau comprendre la nécessité de porter un masque là où on ne peut maintenir une distance physique avec autrui, le cœur, lui, s’en trouve meurtri.
Au temps nouveau du voyage, nous avons donc certainement intérêt à changer de perspective, à réévaluer les raisons de nos escapades et à mettre l’accent sur nos véritables motivations de voyageurs plutôt que sur une destination qui nous échappe. Redevenir, le cas échéant, baba devant la beauté du monde et explorer avec une appréciation renouvelée ce qu’il nous est — encore — possible d’explorer sont de nobles objectifs.
Dans son nouvel essai, La vraie vie est ici : Voyager encore ?, le sociologue Rodolphe Christin écrit : « Tout voyage digne de ce nom est un exercice d’humilité, tant matérielle que psychologique. » À nouveau d’humbles voyageurs par la force des choses, nous pourrions choisir de faire primer la qualité de nos périples sur leur nombre, désormais. (C’est la Terre qui en serait ravie.) Tout comme nous pourrions aussi décider de donner davantage de sens à nos vacances en leur accordant plus de valeur, de vérité et d’impacts positifs. Où qu’on aille.
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