Le «Bella Desgagnés» sur la Côte-Nord, une croisière hors du temps

Si Port-Menier remporte la palme du port le plus exigeant, Harrington Harbour (photo) et Natashquan ne sont pas loin derrière. Concentration à son paroxysme à la timonerie, émerveillement sur le pont.
Photo: Mélanie Robitalle Si Port-Menier remporte la palme du port le plus exigeant, Harrington Harbour (photo) et Natashquan ne sont pas loin derrière. Concentration à son paroxysme à la timonerie, émerveillement sur le pont.

Paysages infinis, villages isolés, habitants fiers et débrouillards. Un territoire où vivent Innus, Malécites et Blancs, si vaste qu’on peine à croire qu’il est encore au Québec. Le Bella Desgagnés permet d’atteindre cet autre univers, si peu connu, si peu présent dans l’actualité. Une croisière en tout confort, dans un environnement qui peut sembler inhospitalier.

Rappelons que le Bella Desgagnés, c’est d’abord un bateau ravitailleur. La route 138 a beau relier Natashquan à Kegaska depuis 2013, il reste quelques bribes non reliées autour des villages plus à l’est sur la Basse-Côte-Nord. Là, le rôle de ce navire prend tout son sens : ravitailler ces villages dont la population varie d’une centaine d’âmes à un peu plus d’un millier. Sur une semaine, 2400 kilomètres, pour 12 ports, à l’aller et au retour. Un horaire chargé, 44 semaines par année. L’avion, ou la motoneige, couvre le reste.

Au premier jour du voyage, le lundi, au quai de Rimouski, je regarde le grutier manier habilement la flèche et les câbles pour empiler les conteneurs. Déjà, je fais corps avec le bateau et l’équipage. « Nous » apportons des conteneurs où se trouvent des voitures, des matelas, des électroménagers, des fruits, des légumes, de l’épicerie. Sur ceux-ci s’ajoutent des madriers, un tracteur, des fermes de toit, des tiges de métal, une chaloupe. « Le Bella livre tout ce dont un village a besoin », explique Francis Roy, président-directeur général de Relais Nordik, responsable du bateau.

Nous sommes une quarantaine de passagers en cette semaine d’octobre. C’est plus tranquille que la haute saison, où jusqu’à 120 croisiéristes se répartissent dans les 63 cabines. Le navire offre aussi le transport aux journaliers, qui passent d’un village à l’autre.

La première nuit nous mène à Sept-Îles. Après le déjeuner, nous partons marcher sur la promenade ensoleillée. L’escale nous donne le temps d’aller au Musée régional de la Côte-Nord, dont l’exposition permanente présente, entre autres, les Premiers Peuples, les colonisations et les migrations.

Photo: Mélanie Robitaille Le «Bella Desgagnés» à Port-Menier

Direction Port-Menier. À partir de 12,5 nœuds d’une vitesse moyenne (23 km/h), on ralentit à 10 nœuds (18,5 km/h) dans la zone de protection des baleines noires, que je ne verrai pas. Nous arrivons au coucher du soleil. L’approche du quai est spectaculaire : notre mastodonte se dirige droit vers le port, tourne sur lui-même et s’arrête net à quai. Le Bella Desgagnés est capable de toutes les pirouettes grâce à ses hélices dirigeables. De la haute voltige du capitaine Jean-Guy Aucoin.

Sur l’île d’Anticosti, lors d’une promenade à la lampe frontale, je jase avec plus de chevreuils que d’êtres humains. Pas étonnant, à moins de 200 bipèdes pour environ 120 000 chevreuils ! À notre deuxième visite, au retour du bateau, Tessa Parisée, avec son sourire et son minibus, nous attend sur le quai. Activité prioritaire : chasse au chevreuil. Nous sommes armés de pommes et de grains de maïs. Succès instantané ! Les photos sont notre trophée. Ici, ce qu’on veut préserver du broutage doit être clôturé : les plates-bandes, le jardin communautaire, même les plantations de sapins ! « Les chevreuils du village, on les nourrit, dit Mme Parisée. Les chevreuils du reste de l’île, on s’en nourrit. »

Mercredi, je me lève avant l’aube pour arpenter Havre-Saint-Pierre, municipalité à la promenade et à la plage magnifiques. Nez au vent, nous accueillons le saisissant lever de soleil alors que nous quittons le port et passons entre les îles. L’immensité s’offre à nous.

Dans les environs de Natashquan, des « oh ! » déçus fusent alors que le tracé du bateau évite le village. Vents défavorables : impossible d’accoster. Au retour, l’arrêt prévu est nocturne. Nous ne verrons pas Natashquan.

Nous voilà à Kegaska pour la fin de journée. On s’enregistre auprès de Manon Lapointe, sympathique commissaire aux passagers, puis on visite la place. Église, baie en alcôve, plage, panneaux de fin de la route 138. Il fait noir, le chien jappe, hop sur le bateau. Assiette du pêcheur pour le souper ? Oh oui ! En choisissant le vin, nous voyons par les fenêtres de la salle à manger un pick-up s’élever dans les airs. C’est ça, un cargo mixte : conteneurs et gastronomie !

On annonce le prochain port en français, en anglais, et en innu-aimun. De nombreux Innus embarqués à Kegaska retrouvent leur chez-eux à Unamen Shipu (La Romaine en français). Environ un millier y habite, à côté de la centaine de Blancs et de Malécites. Pick-up, VUS et VTT attendent les arrivants. Ici coule la rivière Olomane, et non pas la Romaine, qui débouche plutôt près de Havre-Saint-Pierre.

Le jeudi matin, des parois rocheuses à deux coups de brasse du bateau annoncent Harrington Harbour, et un moment stressant pour le capitaine Aucoin. Si Port-Menier remporte la palme du port le plus exigeant, Harrington Harbour et Natashquan ne sont pas loin derrière. Concentration à son paroxysme à la timonerie, émerveillement sur le pont.

Le ministère s’appelle Occupation du territoire. Eh bien, nous, on l’occupe, le territoire !

Nous apercevons les petites maisons dispersées sur la roche, ralliées par des trottoirs en bois faisant office de rues. Nulle voiture ici, que des VTT. Rendu célèbre par le film La grande séduction, le village offre une promenade surréaliste : on reconnaît le restaurant, l’église, les maisons et même l’île de la finale de criquet ! Nous voudrions rester, mais Mme Lapointe nous attend. Et s’il manque un passager au retour, le bateau klaxonne !

Tête-à-la-Baleine, à une quinzaine de minutes du port en voiture, n’est accessible que par excursion. Nicole Monger, native d’ici, porte les chapeaux de secrétaire d’une coopérative, concierge de l’école, première répondante et guide touristique. Dans ce village de 120 âmes comme ailleurs, on demande ardemment le parachèvement de la route 138.

À La Tabatière, le maire, Randy Jones, revient de la chasse pour nous montrer son coin : Mutton Bay, Pointe-Rouge (population : 2) et La Tabatière. Le maire se bat pour un plan B de ravitaillement quand le Bella ne peut pas venir. Pas de Bella, pas de produits frais à l’épicerie, comme c’est arrivé récemment. « Le ministère s’appelle Occupation du territoire. Eh bien, nous, on l’occupe, le territoire ! »

À Blanc-Sablon, Anthony Dumas, ancien maire, chauffeur du minibus scolaire et guide touristique, nous fait faire une tournée agrémentée d’anecdotes familiales et locales : musée, frontière avec le Labrador, sanctuaire de la Vierge Marie, village de Blanc-Sablon, Lourdes-de-Blanc-Sablon et Brador, plage. À partir de Blanc-Sablon, le Bella rebrousse chemin.

Par ses gens, par sa beauté, par son infini, la Côte-Nord donne de l’amplitude intérieure. Une semaine sur le Bella Desgagnés vaut plusieurs cours d’histoire et de géographie, et ça replace les confins sublimes du Québec dans le cœur.

Ce voyage a été possible grâce au soutien de Relais Nordik et de Tourisme Côte-Nord.

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