Au pays des oiseaux

C’est sur les notes de L’étrange pays, de Jean Leloup, que nous avons pris la route qui longe le « chemin qui marche », ou « Magtogoek », comme les Amérindiens appelaient le Saint-Laurent il y a 11 000 ans. Et en parlant du loup, c’est à Rivière-du-Loup que nous nous sommes arrêtés, et que le bien nommé bateau Le Sauvagîles nous a menés au beau milieu du fleuve, parmi les bélugas, les eiders, les petits pingouins et les guillemots marmettes, pour un séjour d’une nuit dans les îles du Pot à l’Eau-de-Vie.
Ici, ce sont les oiseaux qui sont maîtres. Et ils le savent bien. C’est bien pour cela que la mère goéland accepte sans broncher de couver son gros œuf, à quelques pas de nous. Lorsque son oisillon naîtra, il ira avec ses frères apprendre à voler sur les rochers désolés de l’archipel. Mais gare au goéland marin, ce prédateur absolu sur les îles. Le matin de notre séjour, nous avons pu en observer un s’emparer d’un jeune goéland argenté pour n’en faire que quelques bouchées, sans que quiconque tente de contester sa souveraineté.

Depuis 1985, le trio d’îles du Pot à l’Eau-de-Vie, soit Le Pot du Phare, Le Gros Pot et Le Petit Pot, appartient à la société à but non lucratif Duvetnor, qui l’a acheté de deux frères de la famille Coristine, pour en éviter le développement sauvage. Sur les îles, un seul endroit où loger : le joli phare rouge et blanc, construit en 1861, abandonné en 1964, puis transformé en auberge par Duvetnor. On n’y loge pas plus de 6 personnes pour 24 heures. Celles-ci sont soignées aux petits oignons par les deux gardiens de l’île déserte, en l’occurrence Gabriel et Marie-Marcelle. À 21 ans, Gabriel a déjà une longue expérience du monde, puisqu’il a traversé l’Atlantique en voilier. « J’étais cuisinier pour 30 personnes », dit-il. Il fait lui-même ses pâtes de lasagne ! Marie-Marcelle a aussi couru la planète. « Quand je suis arrivée sur l’île du Pot à l’Eau-de-Vie, je me suis sentie aussi dépaysée que lorsque j’étais en Inde, par exemple. »
Quand je suis arrivée sur l’île du Pot à l’Eau-de-Vie, je me suis sentie aussi dépaysée que lorsque j’étais en Inde
En période de nidification des oiseaux, il est interdit de circuler seul dans les sentiers de l’île. Il faudra se contenter d’observer la faune et la flore des deux terrasses aménagées à cet effet. Une brève balade guidée nous permet tout de même de voir un nid d’eider déserté. C’est l’eider, dont quelques mères encerclent encore l’île en juillet, qui remplit, avec son duvet, les coffres de Duvetnor. Des équipes arpentent l’île au printemps pour le récolter, juste avant l’éclosion des œufs. Ce duvet est revendu à prix d’or, notamment en Europe et au Japon, pour en faire des couettes. En Allemagne, il est coutume d’offrir une couette d’eider, qui peut durer 50 ans, comme cadeau de noces.
Nommée par Jacques Cartier
Plus au large, de l’autre côté du fleuve, l’île aux Lièvres, longue et étroite, déploie ses 950 hectares sous le vent. Si Duvetnor a revendu 90 % de l’île au ministère du Développement durable, de l’Environnement, de la Faune et des Parcs en 2012, la compagnie continue d’y tenir une auberge, un restaurant et un café, quelques chalets et un camping. Après la solitude austère de l’île du Pot du Phare, l’île aux Lièvres a l’allure d’une colonie de vacances, et le soir de notre arrivée, le chanteur Ian Kelly y donnait un petit concert, acoustique et intime, sur la plage. Pourtant, du côté nord, d’où on observe les rives escarpées de Charlevoix, on peut marcher des heures sur une plage déserte. Le bout est de l’île, qui donne sur l’île Blanche, a aussi des allures de bout du monde, avec sa colonie de phoques qui se chauffent paresseusement sur les roches à marée basse.
Quand je suis arrivée sur l’île du Pot à l’Eau-de-Vie, je me suis sentie aussi dépaysée que lorsque j’étais en Inde
L’île aux Lièvres a été nommée par Jacques Cartier. Le 15 mai 1536, celui-ci y observe en effet « un grand nombre » de lièvres dont ses hommes se nourrissent. Il la baptise « Isle es Liepvres ». Mais la toponymie du trio d’îles du Pot à l’Eau-de-Vie a des origines moins claires. Nombreux sont ceux qui associent son nom à la contrebande d’alcool qui y avait cours durant la prohibition. On raconte que des milliers de caisses d’alcool provenant des îles Saint-Pierre-et-Miquelon y étaient cachées dans un trou, du côté nord de l’archipel, pour être récupérées ensuite par des gens deRivière-du-Loup. D’autres affirment pourtant que le choix du nom de l’archipel date de 1759 et a précédé la contrebande. Il serait plutôt lié au fait que l’eau contenue dans les trous des roches a tendance à se corrompre et à prendre la couleur brune de l’alcool des marins.
Quoi qu’il en soit, les abords des îles ont servi maintes fois de refuge aux bateaux lors de tempêtes. En effet, la situation des criques de ces îles permet aux navigateurs de s’abriter du souffle du nordet, du côté sud, ou de celui du suroît, du côté nord. Et, on le sait, le Saint-Laurent, où se mêlent courants et marées, est un fleuve difficile à naviguer. Entre 1840 et 1849, avant la construction du phare, 240 naufrages ont été recensés dans le Saint-Laurent.
En 1984, Duvetnor achetait aussi l’archipel des Pèlerins, qu’on peut voir à partir de Kamouraska. Ces îles ont été achetées pour 100 000 $ aux Graff, une famille d’industriels de Toronto. Tout l’archipel des Pèlerins est protégé, et donc inaccessible au tourisme. Trois des cinq îles ont été rétrocédées à Conservation de la nature Canada. La Société Duvetnor demeure propriétaire de l’île Milieu et de l’île Jardin. Mais ce sont les oiseaux qui les habitent.
