Lumineuse Genève

« Hé, c’est l’hôtel Cornavin ! » s’exclame l’un de mes compagnons de voyage, comme moi au nombre des invités québécois du Salon du livre et de la presse de Genève. S’expliquant mal mon impassibilité, il se sent obligé d’ajouter : « C’est ici que le professeur Tournesol était descendu pour présenter son arme à ultrasons. »
Me voilà démasqué ! Amateur de bande dessinée, pourtant, je n’ai guère fréquenté l’oeuvre de Hergé, qui m’irritait et m’ennuyait déjà dans mon enfance. Je n’ai gardé aucun souvenir de L’affaire Tournesol (1956), l’album des aventures de Tintin et Milou auquel l’hôtel, sis depuis 1931 à un jet de pierre de la gare intermodale Genève-Cornavin, devait une partie de son renom.
Du coup, je comprends mieux la présence de cette statue du journaliste rouquin à la houppette, flanqué de son fidèle fox-terrier blanc, dans le hall tout près des portes tournantes.
Un peu de recherche m’apprendra qu’à l’époque où le savant étourdi à la barbichette y avait logé à la chambre 122, cette chambre n’existait pas encore… Depuis, elle a été créée expressément pour le plaisir des tintinophiles lors de la rénovation de l’hôtel. Incorrigible rabat-joie, j’estime que l’horloge mécanique de 30 mètres, qu’on dit être la plus imposante au monde, suspendue entre le neuvième étage et le rez-de-chaussée du bâtiment, me semble davantage matière à l’emballement.

Enclavée à l’extrémité ouest du lac Léman, sur les deux rives du Rhône, au coeur d’une ceinture de sommets tous situés en territoire français, Genève recèle de nombreux points d’intérêt du genre.
L’image que je m’en étais faite avant ce séjour trop court ne me semble pas trop éloignée de la réalité de cette ville à mes yeux proche de Québec ou d’Ottawa.
Deuxième municipalité de Suisse après Zurich, commune la plus peuplée de son canton homonyme, Genève compte plus de 200 000 âmes et accueille davantage d’organisations internationales que toute autre municipalité au monde, près de 300 d’entre elles, et pas des moindres : l’Organisation mondiale du commerce, l’Organisation mondiale de la santé, le Comité international de la Croix-Rouge et, surtout, le siège européen des Nations unies, centre de diplomatie multilatérale le plus actif de la planète.
Comme quoi on y trouve autre chose que des horlogeries, des banques et des chocolateries !
Propice au bonheur
« De toutes les villes du monde, de toutes les patries intimes qu’un homme cherche à mériter au cours de ses voyages, Genève me semble la plus propice au bonheur », écrivit l’Argentin Jorge Luis Borgès, qui y vécut, qui y est mort et enterré. De l’avis des quelques connaissances, amis et parents que j’y ai, il s’agirait d’une des métropoles européennes offrant la meilleure qualité de vie.
Comme je ne fais que passer, je n’oserais les contredire. Le centre-ville est si propre, si tranquille, si ordonné. Même la nuit tombée, dans cette rue du quartier des Pâquis où, sur le trottoir ou derrière leur vitrine respective, des femmes excessivement maquillées et à la tenue vestimentaire sans équivoque exercent le soi-disant plus vieux métier du monde, le promeneur ne sent jamais peser sur lui cette tension incommodante, omniprésente dans les faubourgs des métropoles américaines à pareille vocation.

À en croire une étude de l’Economist Intelligence Unit (EIU) rendue publique en juillet 2016, Genève arriverait aussi au quatrième rang des villes les plus coûteuses au monde après Singapour, Hong Kong et Zurich, et juste avant Paris. Et ce n’est pas la première fois qu’elle se classe dans le peloton de tête de ce palmarès. J’ai bien sûr l’occasion de le constater à la tabagie, à la chocolaterie ou au bistro.
Pour échapper un moment au soleil ardent de ce samedi après-midi, escale dans une brasserie dont on m’a dit grand bien. Cette succursale des Brasseurs, celle sise place Cornavin, juste en face de la gare, fut il y a 20 ans la toute première d’une minichaîne de brasseries artisanales également présente à Lausanne, Neufchâtel, Nyons ou Sion.
On y sert des brunes, des blondes, des blanches en fût maison de grande qualité. J’ai opté pour une rousse en attendant ma flammekueche, tarte flambée empruntée à la tradition culinaire alsacienne par les cuisines des régions allemandes adjacentes, de la Moselle française et même de Suisse.

L’addition pour un lunch aussi frugal n’étonne le voyageur canadien que s’il procède mentalement à la conversion des devises, la valeur du franc suisse étant plus ou moins égale à celle de l’euro.
Qu’à cela ne tienne ! Selon le proverbe, quand on aime, on ne compte pas…
Plus haut, toujours plus haut
Aux touristes, la métropole suisse francophone offre à prix relativement abordable (moins de 100 $) des visites en autocar de luxe autour de ses plus célèbres attractions, du cadran solaire suspendu au-dessus des parterres de fleurs circulaires du jardin anglais, à la Broken Chair, monumentale sculpture en bois de l’artiste suisse Daniel Berset, réalisée par le charpentier Louis Genève (ça ne s’invente pas !) et exposée place des Nations.
En cours de route, on invite les touristes à transférer de l’autocar au tramway pour poursuivre à travers les allées étroites de la ville, puis à pied, accompagnés dans les quartiers historiques par un guide pour l’interprétation urbaine.
Avant le retour à la case départ, le circuit se prolonge avec une croisière d’une heure sur « le Léman bleu, lové au pied des montagnes de Savoie, amphithéâtre de rocs et de forêts ouvert sur le pays de Vaud », pour citer Maurice Denuzière dans Romandie (Denoël, 1966). Du bateau, on peut se repaître de la vue sur le bâtiment des Nations unies, le château de Bellerive, et voir de près la fameuse fontaine qui projette son eau à une altitude d’environ 140 mètres.

Doté du statut patrimonial de bien culturel d’importance nationale, le jet d’eau actuel est en fait la troisième itération de cette idée à l’origine concrétisée avec la mise en service d’une première usine hydraulique, au printemps de 1886. Pour éviter les surpressions à l’usine, on avait créé un débit supplémentaire qui permettait de contrôler la pression en laissant s’échapper vers le ciel l’eau à une hauteur de 30 mètres.
Cinq ans plus tard, pour les 600 ans de la Confédération suisse, consciente de l’attrait touristique de cette fontaine, l’administration genevoise décide de la recréer au bout de la jetée des Eaux-Vives. La deuxième fontaine, alors composée d’un jet central de 90 mètres et de quatre plus petits disposés en éventail (bientôt éliminés), est inaugurée et mise en lumière le 2 août 1891. Soixante ans plus tard, depuis le 3 mai 1951, une station de pompage autonome, partiellement immergée et utilisant l’eau du Léman, permet au jet d’eau autrefois saisonnier de fonctionner toute l’année.
Associé dans ma mémoire au générique de la télésérie britannique The Champions (1967), ce jet demeure pour moi l’emblème genevois par excellence. Comme quoi j’ai aussi mes références en culture populaire…
Genève by night
À Genève, on peut acheter du cannabis en vente libre et légale dans n’importe quelle tabagie du centre-ville, à toute heure du jour ou de la nuit, mais si on désire un petit rouge pour apporter à une réception ou pour le coup de l’étrier à l’hôtel, il faudra prévoir de se le procurer avant 21 h. Mieux vaut le savoir si on a l’intention d’errer de l’un à l’autre des 40 musées publics ou privés de la commune, selon ses centres d’intérêt : entre la Maison de Rousseau et de la littérature et le musée Voltaire, dédiés respectivement à ces frères ennemis des lettres, il y a aussi la Cité du temps, le Musée d’art et d’histoire, le Conservatoire et le jardin botaniques, le Musée d’ethnographie, le Musée international de la Réforme.
Avant que les dernières lueurs du jour ne se noient dans les flots du Léman, il me faut, déformation de littéraire oblige, faire pèlerinage au cimetière de Plainpalais, aussi appelé « cimetière des Rois », du nom de la rue dans laquelle il se trouve, pour me recueillir sur la tombe de Borgès, cette idole de jeunesse. C’est un lieu chic, et le droit d’y reposer est strictement réservé aux « magistrats et personnalités marquantes ayant contribué, par leur vie et leur activité, au rayonnement de Genève ».
Outre celui de l’érudit aveugle de Buenos Aires, des noms familiers apparaissent sur les stèles de ce jardin aux sentiers qui convergent, parmi lesquels ceux de Carl Angst (sculpteur), de Jean Piaget (psychologue), de Robert Musil (écrivain) et de Rodolphe Töpffer (inventeur de la bande dessinée). Il y a aussi, tout près de la tombe de l’auteur de Fictions et du Livre de sable, celle de l’artiste-peintre, écrivaine et prostituée Grisélidis Réal — un voisinage étonnant qui, raconte-t-on, aurait outré la veuve de Borgès.
Pour mettre un terme à la journée et au séjour, on aurait pu opter pour une fondue ou une raclette. Une amie qui connaît bien Genève suggère plutôt le bar-grill Chez Philippe, situé passage des Lions, emplacement idéal pour ce rendez-vous des « carnivores », ainsi qu’on le souligne avec humour sur le site Web de la grilladerie à la new-yorkaise en question.
Le mur de brique confère charme et chaleur à notre coin de la salle à manger à l’étage, le carré d’agneau d’Irlande y est tendre et succulent, le bordeaux rouge servi au verre, un pur délice. Certes, ce n’est pas donné, mais, rappelez-vous le proverbe, quand on aime, on ne compte pas… Top chrono. Installé dans le quartier Plainpalais, dans un édifice Art déco du début du XXe siècle entièrement restauré, le musée Patek Philippe (7, rue des Vieux-Grenadiers) propose aux passionnés de voyage temporel une rétrospective en deux temps de plus de cinq siècles d’art horloger : la collection ancienne qui remonte au XVIe siècle comprend la toute première montre jamais construite ; puis la collection Patek Philippe datant de 1839, qui reflète près de deux siècles de fabrication des meilleures montres au monde. Quand le jazz est là. Fondée en 1973, soutenue par la municipalité et par l’État, l’Association pour l’encouragement de la musique improvisée (AMR) anime un centre musical unique en son genre, à l’étage duquel se trouve le club Au sud des Alpes (10, rue des Alpes). On y donne des cours, on y présente des concerts et des rencontres de toutes sortes. Le dimanche de mon passage, Journée internationale du jazz, une quinzaine de pianistes du cru se sont succédé sur scène pour un véritable marathon pianistique, dont je n’ai pu hélas voir et entendre que le dernier, moins enthousiasmant que je l’aurais souhaité. Choco and Co. Genève a quelques adresses dignes de sa réputation de capitale chocolatière mondiale. Fondée en 1921, La Bonbonnière (11, rue de Rive) propose dans sa boutique au charme vieillot des friandises audacieuses, dont des truffes au champagne. Couronné meilleur chocolatier de Genève en 2007, Auer (4, rue de Rive) a pignon sur rue depuis presque aussi longtemps que son illustre voisine et enchante les palais avec ses amandes Princesse, ses truffes artisanales et son assortiment de pralinés et de bonbons au chocolat. Mais les promeneurs gourmands choisiront peut-être plus volontiers le salon de thé Christophe Berger (16, avenue Henri-Dunant , où l’on consomme sur place des pralinés à la cacahuète et au caramel, au cacao de Trinité-et-Tobago, au lait et au cacao vietnamien vanillé, qui feraient saliver un ascète.
En vrac