La vie au-delà des arbres

Ce n’était pas « le jour du biscuit », sivataavik en inuktitut, mais tout comme. Autrefois, c’était effectivement le samedi que les baleiniers distribuaient, en guise de paiement, biscuits, thé et autres denrées aux Esquimaux qu’ils employaient le temps d’une pêche. À la lumière de l’accueil royal que nous réservent, peu importe le jour de la semaine, des localités comme Kimmirut, celle-là voyant défiler « jusqu’à 150 touristes par an… les bonnes années », dixit un employé de Parcs Nunavut, on peut imaginer les attroupements que devait causer l’arrivée des chasseurs de cétacés !
Nous voilà à bord de l’Ocean Endeavour, un navire qu’affrète Adventure Canada pour réaliser ses croisières dites d’expédition. Parmi ses 200 passagers, il y a Eleanor, de Victoria Harbour, férue d’art inuit. Il y a Murray, de la Nouvelle-Zélande, qui devrait peut-être songer à acheter la compagnie vu qu’il en est à sa douzième croisière ! Quant à Nathalie et Claude, de Victoriaville, ils souhaitent plus que tout voir quelques ours polaires.
D’une durée de 12 jours, la croisière nous mènera de Kuujjuaq, au Nunavik, à Kangerlussuaq, au Groenland, soit à l’intérieur du cercle polaire et bien au-delà de la ligne des arbres qui marque le commencement du territoire arctique. Dans le détroit d’Hudson, nous longerons d’abord la côte nord du Nunavik vers l’ouest, puis nous mettrons le cap sur le Nunavut. Après avoir contourné la côte sud de la Terre de Baffin, nous traverserons le détroit de Davis.
En naviguant vers Nuuk, la capitale du Groenland, nous serons en quelque sorte dans le sillage de Roald Amundsen. En 1906, cet explorateur norvégien trouva dans l’infernal dédale de détroits et d’autres baies de l’océan Arctique le passage reliant Atlantique et Pacifique, Europe et Asie.
Convoité depuis 500 ans, ce Passage du Nord-Ouest l’est d’autant plus aujourd’hui que la fonte de la banquise favorise sa fréquentation estivale. Côté tourisme, cela signifie qu’un premier gros paquebot de croisières, le Serenity de Crystal Cruises (1070 passagers), l’empruntera en août 2016, escorté par un brise-glace.
D’aucuns, le Viking Erik le Rouge en tête s’il nous entendait, pourraient trouver pompeuse la juxtaposition de croisière et expédition. Mais pour l’exploratrice Milbry Polk, conférencière à bord, elle est utile pour distinguer notre croisière de celles se déroulant à des latitudes moins exposées aux caprices de mère Nature.
« Elle fait référence au caractère imprévisible de la navigation, dit-elle, et puis, dans une croisière comme la nôtre, il y a une quête et un partage de connaissances. » (Comme pour lui donner raison, le 24 juillet dernier, la garde côtière canadienne nous décourageait fortement de nous engager dans la baie de Cumberland en raison d’une condition glacielle de l’ordre de 9 sur 10 !)
Ces connaissances sont diffusées par une armada de spécialistes — ornithologue, géologue, biologiste marin, archéologue de l’Arctique, artiste inuit et autres historiens — qui partagent leur savoir au quotidien avec les passagers lors des escales et des conférences. « Ces experts de haut niveau, ainsi que tous nos contacts sur le terrain créés au fil des 30 dernières années, font la force d’Adventure Canada », estime Jean Bouffard, consultant senior en développement de marchés du voyagiste.
C’est par où, chez Agaguk ?
À Kangiqsujuaq, au Nunavik, heureusement que des plaques d’immatriculation du Québec rappellent que nous sommes « chez nous » parce qu’on pourrait l’oublier… À perte de vue, la toundra fleurie et moelleuse. Éparpillées autour d’une baie, des maisonnettes préfabriquées, juchées sur pilotis, pergélisol oblige. « On dirait des modules de l’espace ! », lance à juste titre le naturaliste George Sirk.
On dirait aussi un village fantôme : où est tout le monde ? « Gone campin’, it’s summer ! », explique une dame, surprise qu’on pose seulement la question. Ben oui, c’est le temps de la chasse au lièvre arctique et… aux moustiques, gros comme des Smarties.
Venant à notre rencontre, Waaka Waaka (prononcer Yaka Yaka) nous entraîne au centre communautaire pour nous causer qajaq (kayak), chasse au phoque, harpons, et nous dire combien il est content de nous voir : « Vous êtes notre fenêtre sur le monde ! » Nous et la poignée de touristes qui s’aventurent chaque année au parc national des Pingualuit, situé au sud-ouest du village.
On déguste ensuite des produits du terroir tels que muktuk (lard et peau de baleine, une bonne source de vitamine C), pain banique et chair de phoque crue et séchée. « Le phoque est pour nous ce que le boeuf est pour vous », souligne notre guide. L’arracheur de dents du village semblant faire des affaires d’or, on peut toutefois présumer que la diète inuite comprend d’autres aliments pas mal moins sains.
Puis, voilà que des chanteuses de gorge nous donnent un récital, et le frisson. C’est très beau. « Oh, mais il y a aussi tout ce que vous ne verrez pas : la drogue, l’alcoolisme, la violence, dit doucement une adolescente qui préfère ne pas être identifiée. La vie est dure, ici. Une chance pour moi qu’il y a Facebook. »
D’art et de beauté
Au Nunavut, nous faisons escale à Kinngait, alias Cape Dorset, qui a vu éclore le talent de Parr, de Peter Pitseolak et de tant d’autres artistes. Eleanor est aux anges !
Cette communauté artistique inuite, la plus célèbre au pays, s’est constituée dans les années 1950, stimulée par l’artiste ontarien James Houston dans une perspective de développement socio-économique, d’où la fondation de la West Baffin Eskimo Cooperative.
Pour la petite histoire, c’est M. Houston qui le premier fit rayonner la sculpture sur stéatite (la fameuse pierre à savon) en servant d’intermédiaire entre les artistes et la Canadian Handicrafts Guild établie à Montréal. À Cape Dorset, il mit également sur pied un studio de lithographie, que nous avons visité.
Aujourd’hui, les oeuvres des sculpteurs et lithographes locaux sont exportées en Allemagne comme au Japon, les Nippons retrouvant certainement un peu de leur ukiyo-e dans le graphisme inuit.
À la pimpante bourgade de Kimmirut, où l’on n’avait pas vu un bateau de croisière depuis septembre 2014, on nous réserve un autre accueil chaleureux. Cette fois, les Inuits nous présentent des épreuves de force et d’adresse qui rappellent celles qui meublaient les longs soirs d’hiver de nos grands-pères paysans.
Après tous ces hameaux, Nuuk fait l’effet de Times Square avec ses 16 000 habitants ! Nous en retenons son relief rocheux impossible et son étonnant Musée national du Groenland. Celui-ci présente notamment les corps de femmes et d’enfants « momifiés » par le froid et trouvés dans une grotte à Qilaquitsoq, vers 1475.
Il nous apprend aussi que c’est le climat qui dictait les migrations des ancêtres des Inuits, en cela qu’ils suivaient le gibier. Ceux des régions canadiennes l’ont d’ailleurs traqué jusque sur la côte est de l’île danoise vers l’an 2200 avant Jésus-Christ.
Avec ses 425 habitants vivant de la pêche à la morue et ses maisonnettes parsemées sur un îlot, Itilleq constitue un autre coup de coeur. Ici, une famille nous invitera à prendre le thé avant le début d’un match de soccer opposant villageois et passagers. C’est alors qu’il nous vient à l’esprit que l’Arctique donne beaucoup. De beaux moments de partage avec des Inuits généreux. Des fjords vertigineux. D’impressionnants glaciers « meringués ». Des icebergs aux allures de sculptures fantasmagoriques. Bref, de la beauté à n’en plus savoir où regarder. Et c’est sans compter qu’avec Nathalie et Claude, nous avons vu l’Ours !
Grand Nord et tourisme équitable
« Nous avons deux façons de donner à notre tour aux collectivités que nous visitons », explique Matthew James Swan, directeur du développement des marchés internationaux et fils du fondateur d’Adventure Canada. « L’une est par l’entremise du Discovery Fund, alimenté par les 250 $ que chaque passager y verse [à l’achat de son forfait] et de la somme équivalente que nous y contribuons. Cet argent est remis directement aux communautés, qui choisissent elles-mêmes de l’utiliser pour financer tel ou tel projet.« L’autre façon est notre implication dans Project North, un organisme sans but lucratif établi à Ottawa [qui vise à améliorer le quotidien des jeunes Inuits par l’éducation et le sport]. Nous assurons notamment le transport de matériaux dans des régions difficiles d’accès. » Depuis sa création, en 1996, le fonds a permis de financer des projets à hauteur de deux millions de dollars.
En vrac
Une lecture : Agaguk. En 1958, Yves Thériault précisait que l’histoire qu’il raconte est campée dans les années 1940 et qu’il est indéniable que, depuis, l’invasion du progrès dans l’Arctique a modifié le mode de vie des Esquimaux. Imaginez ce qu’il en est aujourd’hui…Un château : à Ottawa, point de départ de la croisière, nous avons logé au Fairmont Château Laurier, qui se refait présentement une beauté. Saviez-vous que le photographe Yousuf Karsh y a vécu pendant… 18 ans ? ! Dans le salon Reading, on peut admirer une sélection de ses oeuvres, dont une superbe image de Jean-Paul Riopelle. Le lounge Zoé est aussi un bien bel endroit où prendre le thé. fairmont.com.
L’Ocean Endeavour : construit en 1982 ; rénové en 2014 ; 137 mètres de long ; 9 ponts ; capacité de 198 passagers ; 90 membres d’équipage. Et chapeau bas au chef pour ses délices quotidiens !
La vie à bord : elle se déroule en anglais. L’an prochain, les séances d’information quotidiennes seront données en français lors de ces croisières : Mighty Saint-Lawrence, Heart of the Arctic, Arctic Safari et Out of the Northwest Passage.
Une donnée à prendre en compte : en l’absence de prédateurs humains, la vie animale est beaucoup plus présente en Antarctique — et même en Patagonie — qu’en Arctique.
Renseignements : adventurecanada.com, nunavik-tourism.com, nunavuttourism.com, carolyneparent.com.
Notre journaliste était l’invitée d’Adventure Canada.
Pour aller plus loin
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