Les frères Collin

Wellie et Edgar Collin apparaissent ici avec leur famille, séparés par leur sœur Desneiges, derrière leur père, Joseph, et leur mère, Adélaide.
Photo: Archives du Québec Wellie et Edgar Collin apparaissent ici avec leur famille, séparés par leur sœur Desneiges, derrière leur père, Joseph, et leur mère, Adélaide.

Nous venons tous, plus ou moins, d’une lignée d’océan, de mer et d’eaux vives. Le Devoir présente cet été une série d’articles où se mêlent petite et grande histoire dans les vents de l’Atlantique. Trajectoires de femmes et d’hommes qui nous ont précédés, illustres inconnus pour la plupart, creusant jusqu’à nous leur sillon dans la chair du temps.

Longue-Pointe-de-Mingan compte un peu plus d’une centaine de maisons, une église, une école, un moulin à scie. Sur la mer dansent une vingtaine de barges pour pêcher la morue, chacune retenue au bout de son aussière, en enfilade, sur toute la longueur du village. En cette fin d’été 1936, les villageois peinent à joindre les deux bouts. Le marchand général, Joseph Collin, vend à crédit aux Blancs aussi bien qu’aux Montagnais et sera bientôt contraint de déclarer faillite. Sur la Côte-Nord, la pauvreté est chronique. Les bons de secours accordés par le gouvernement aux familles démunies, 8 dollars par mois, et une pêche aux revenus faméliques ne suffisent pas aux besoins de base.

 

Grand voyage

 

Les deux fils aînés de Joseph Collin, Wellie, 24 ans, et Edgar, 19 ans, décident de tenter leur chance à la chasse. La fourrure se vend relativement bien. Ils font ce que plusieurs hommes faisaient à l’époque, quittant la côte au mois d’août en canot et revenant au printemps, décharnés, les joues creuses, mais le coeur content avec un toboggan chargé de pelleteries.

 

19 août 1936. Calés dans un canot de toile long de cinq mètres, Wellie et Edgar remontent la rivière Saint-Jean, puis portagent pendant 145 kilomètres avant de reprendre le canot jusqu’à la grande rivière Romaine et leur lieu de trappage habituel qu’ils atteindront au bout de 34 jours. Au bord d’un petit lac, ils ont leur camp principal, en bois rond. Ils passent octobre et novembre à préparer la chasse, tendre les lignes de trappe, abattre du bois de chauffage. Desneiges, la petite soeur, leur avait offert un calepin d’écolier avant qu’ils quittent Longue-Pointe. Les deux frères le noircissent chaque jour.

 

« Déc. 6 — Belle journée froide. Pour souper, nous avons mangé une queue de castor, c’était vraiment délicieux. » Ils écrivent au crayon à mine, leur calligraphie est presque semblable, Wellie avec des traits plus gras. « Déc. 15 — Nous avons descendu au camp des rapides, on a pris 2 belettes, 1 lièvre, 1 renard rouge et tué 1 perdrix blanche. Déc. 23 — Nous sommes restés au camp des chutes, nous avons pris un autre lièvre pour notre réveillon de minuit de Noël. Deux amis, Jean et Jos, qui trappent aussi dans les parages viendront réveillonner avec les frères. Déc. 25 — Noël ! Grosse tempête et gros froid. » L’année 1936 se terminera plutôt mal pour les Collin. D’abord, la chasse n’est pas bonne du tout. Ensuite Wellie s’est blessé. « Déc. 31 — Temps doux et nuageux. Bien, voilà arrivé 1937 mes chers et bons parents, qu’elle soit pour vous tous une année de santé de bonheur et de chance et qu’elle rapporte gros d’argent dans toute la famille. Hier, en bûchant du bois, je me suis coupé sur un pied, ça me fait pas trop mal mais c’est ennuyant en démon. Mon homme [en parlant d’Edgar] commence à s’ennuyer un peu lui aussi. »

 

Ils encaissent l’accident avec des mots rassurants jetés sur le papier ligné. « Jan. 3 — Pas mal froid. Nous nous sommes levés à 1 heure et demie après-midi ; c’est pas pire, je m’endors encore… Jan. 9 — Vent sud-est avec neige toute la journée. Si vous désirez venir manger un morceau de galette brûlée vous êtes bienvenu. » À vrai dire, les deux frères crèvent de faim et s’affaiblissent de jour en jour. « Jan. 13 — Gros vent et froid. Comme c’est là on ne peut plus manger, presque de la misère à couper notre bois, obligé de le rentrer dans le camp. Si jamais que je viens à avoir la santé, tant que je vais vivre cinq grand-messes par année seront chantées en l’honneur de la Sainte Vierge et de sainte Anne. Mon Dieu, Mon Dieu, que nous sommes donc misérables. »

 

Peurs et prières

 

Ils ont toujours imaginé que des chasseurs ou des trappeurs, blancs ou montagnais, passeraient par là. « Jan. 14 — Neige toute la journée. Comment pourrais-je faire chers parents pour vous faire dire qu’on est bien malades Wellie et moi. Peut-être qu’un petit oiseau apportera une lettre dans son bec et vous la donnera. Peut-être qu’un aéroplane viendrait à notre secours. [Edgar] Si jamais que Dieu nous donne encore la santé pour se rendre à vous autres chers parents et amis, nous promettons tous les deux que jamais une goutte de boisson ne touchera à nos lèvres. [Wellie] »

 

Chaque page du calepin est remplie d’une écriture continue et dense. « Jan. 15 — C’est Wellie, votre fils qui a été bien éprouvé pendant sa vie qui a encore la force d’écrire ces quelques lignes. Nous ne pouvons pas vous dire toutes les misères et les angoisses mes chers parents et amis, sur ce papier parce qu’il ne pourra point les porter. Vous aurez au ciel deux fils qui dans la fleur de leur jeunesse prieront pour vous. [Wellie] »

 

Pendant ce temps, à Longue-Pointe, on ne voit plus ni ciel ni mer dans l’amoncellement de neige. La famille Collin demeure sans nouvelles. Adélaide Jourdain, la mère des deux infortunés, se lève un matin et raconte avoir vu, en songe, Edgar tout beau et cravaté. Une nuit, Joseph Collin se précipite à la porte croyant y entendre frapper ses deux gars. Mais c’était le vent.

 

« Jan. 18 — Soyez sans crainte chers parents et amis ; si je meurs, sainte Anne, elle me montrera le chemin. Eh ! bien bonsoir chers parents et amis, c’est peut-être la dernière fois que je vous parle. Adieu, je ne vous oublierai pas au ciel. [Wellie] » Edgar, de son côté, continue d’écrire vaille que vaille une phrase ou deux chaque jour. Ses mots sont bien tracés. Rien de tremblant en apparence. « Jan. 24 — Très belle journée, pas encore de secours. Jan. 25 — Temps pas mal doux. Mon Seigneur et Mon Dieu, venez donc nous secourir. »

 


« Jan. 26 — Mes très chers parents et amis, c’est Edgar qui est tristement peiné de venir vous apprendre que la bonne Sainte Vierge du Ciel est venue chercher mon très cher frère Wellie cette nuit environ onze heures et demie. Je vais vous laisser un bonsoir à tous car je ne vois presque plus et la date qui ne sera pas rentrée dans ce petit calepin, la bonne sainte Vierge sera venue me chercher. Je dis mon chapelet, je pleure, je soupire et je tremble de froid. Jan. 27 —…» L’écriture d’Edgar s’arrête ici, à la page 109 du calepin d’écolier.

 

Un peu de nous

 

Au bureau des Archives du Québec à Sept-Îles, gantée de blanc pour le manipuler, l’auteure de ces lignes reste bouleversée après avoir refermé le précieux calepin. Et hantée par une question : qu’y a-t-il de nous, et tellement de nous, dans ce petit cahier noirci, au-delà de ce qu’il est convenu aujourd’hui d’appeler les bondieuseries ? Quoi ? Surtout pas du misérabilisme. Mais quoi ? Peut-être ce paisible fatalisme qui fut à la fois notre salut et notre empêchement ?

 

Les frères furent retrouvés au début de mars 1937 par deux trappeurs qui redescendaient vers la côte. Les corps seront ramenés le 21 mars à bord d’un petit avion qui atterrira sur la rivière Mingan, puis de là, transportés sur un traîneau à chiens jusqu’à la maison paternelle. « Scène de désolation indescriptible », écrira Mary, la soeur des victimes. Le calepin d’écolier fut retrouvé près d’Edgar, assis sur le plancher, au pied de son frère qu’il avait recouvert d’une toile. Tous les deux statufiés par le froid.

 

Adélaide, leur mère, conservera la relique toute sa vie dans le creux de son sac à main, la traînant partout avec elle. Et jusqu’au Cap-de-la-Madeleine où, à compter de ce 1937 fatidique, elle ira chaque année confier sa peine à la Vierge, celle-là même que ses fils avaient tellement implorée. En 1987, à l’occasion du 50e anniversaire de la tragédie, les frères et soeurs feront paraître à quelques exemplaires le journal de leurs aînés, Wellie et Edgar Collin, Deux héros-martyrs.

 

Wellie et Edgar reposent dans le petit cimetière de Longue-Pointe-de-Mingan, juste derrière l’église. À l’abri du vent de la mer.

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