Jérusalem-en-Bavière

Depuis 375 ans, les habitants du croquignolet village d'Oberammergau, dans les Alpes bavaroises, recréent et revivent les derniers jours de la vie du Christ lors du Passionsspiele, ou Jeu de la Passion, une grande fresque vivante et poignante qui n'est présentée que tous les 10 ans. Prochain rendez-vous: mai 2010.
— Allô Seigneur Dieu? Celui qui enlève le péché du monde?— Lui-même...
— Comment dire... rien ne va plus ici. On est en pleine guerre de Trente Ans, on n'a plus un rond et là, ça commence vraiment à schlinguer, avec tous ces macchabées couverts de plaques et de bubons. Serait-ce trop demander que de prendre pitié de nous?
— ...
— Loin de moi l'idée de vous dire quoi faire, mais Bon Dieu, vous ne trouvez pas qu'on en a assez bavé comme ça?
— Hum. Bon. Peut-être. Vous avez quelque chose à me proposer?
La conversation qui précède est évidemment fictive — au XVIIe siècle, les communications n'étaient pas très efficaces entre le Très-Haut et la basse plèbe —, mais elle vise à recréer l'état d'esprit dans lequel se trouvaient les habitants d'Oberammergau, à l'automne 1633, lorsqu'ils ont envoyé par messager express une prière vers le Ciel.
Ce jour-là, tous les villageois de ce mignard bled montagnard se sont agglutinés dans l'église pour demander que cesse l'épidémie de peste qui sévissait alors. En échange, tous promirent de créer, à chaque dix ans, une grande fresque théâtrale et musicale relatant les derniers jours de la vie du Christ. Et comme par miracle, plus aucun pestiféré ne fut dès lors signalé à Oberammergau. De quoi donner l'envie de lancer un «Ça parle au diable!» bien senti.
Trois cents soixante-quinze ans plus tard, la Faucheuse noire n'est toujours pas revenue, et le Jeu de la Passion d'Oberammergau tient toujours la route en étant systématiquement présenté au début de chaque décennie, cinq fois par semaine, cinq mois durant; le 15 mai prochain, il entamera ainsi sa 41e saison. Seule une mise au ban ecclésiastique ainsi que la Seconde Guerre mondiale ont empêché sa tenue, en 1770 et en 1940.
Entre autres choses, cette sorte de longue messe lyrique se distingue par le vaste mouvement communautaire qu'elle crée: près de la moitié des 5300 villageois d'Oberammergau y prennent part, d'une manière ou d'une autre, que ce soit en tant qu'acteur, figurant, choriste ou instrumentiste.
Pour obtenir un rôle dans ce Jeu de la Passion, il faut toutefois avoir vu le jour ou avoir vécu au moins 20 ans à Oberammergau. Certains villageois n'ont aucune difficulté à se qualifier, comme c'est le cas du compositeur et du directeur de la version qui sera présentée en 2010, dont les ancêtres ont eux-mêmes prononcé le fameux serment, en 1633.
Mais pour camper un personnage dans cette pièce, nul ne peut cependant être un professionnel des planches. À moins d'être médecin (pour des raisons d'hygiène) ou de jouer le rôle d'un Romain — glabre par définition —, les participants masculins doivent également laisser pousser tignasse et barbe près de deux ans avant la première représentation, question de cadrer avec le style à mode dans les années 0030, à Jérusalem.
C'est ce qu'a dû faire Andreas «Jésus» Richter, un psychologue de 32 ans qui jouera l'an prochain le rôle du Christ, et dont la formation professionnelle lui a sans doute facilité la tâche pour saisir la personnalité de son personnage. Quant à Eva-Maria «Marie-Madeleine» Raiser, elle jouira d'une certaine prédisposition pour composer avec les foudres et turbulences célestes, en sa qualité d'hôtesse de l'air.
Bien qu'il ait régulièrement été modifié depuis sa première présentation en 1634, le script du Jeu de la Passion d'Oberammergau datait de 1860, lorsqu'on a entrepris de le dépoussiérer pour l'édition de l'an 2000. À l'époque, Christian Stückl et Otto Huber, respectivement directeur et assistant-directeur de la pièce, ont insisté sur le caractère engagé et contestataire de Jésus, tout en minimisant le rôle des Juifs dans son exécution. Pour la prochaine édition, Stückl et Huber ont poussé plus loin leur démarche en faisant appel à un théologien et à deux rabbins, pour éradiquer toute référence antisémite qui aurait été oubliée dans les textes.
Il faut savoir qu'en 1934, dans le cadre du tricentenaire du Passionsspiele, Hitler avait profité de la popularité de cet événement pour servir les fins de sa propagande. Lors de cette édition, les interprètes de Jésus et de huit de ses apôtres étaient même nazis, alors qu'en 1950 et en 1960, le Christ était toujours interprété par un ancien partisan des Jeunesses hitlériennes, ce qui amena Elie Wiesel à appeler au boycottage de l'événement, en 1970.
Aujourd'hui, plus rien de tout cela ne subsiste et on n'attend pas moins de 500 000 spectateurs à Oberammergau, l'été prochain, pour passer en revue la fin de la vie de Jésus, du dimanche des Rameaux jusqu'à Pâques.
Après un prologue et des prestations musicales enflammées, le Passionsspiele s'entame avec l'arrivée du Prophète à Jérusalem. Puis, pendant cinq heures — avec une pause de trois heures pour que tous puissent se sustenter —, tout le Mystère de la Passion est relaté en une série de morceaux choisis avec minutie. Tant les décors que les costumes sont remarquables, et la qualité d'interprétation est vraiment surprenante, quand on sait que tous les acteurs sont d'authentiques dilettantes.
Avant chacun des 11 actes, on a aussi droit à d'impressionnants tableaux vivants où d'imperturbables mimes recréent des scènes de l'Ancien Testament. Lors des scènes à grand déploiement, jusqu'à 500 figurants se bousculent sur les planches et on se laisse alors aisément gagner par d'intenses frissons devant une telle puissance d'évocation.
Si les 4700 spectateurs qui assistent à chaque représentation sont à l'abri des intempéries, il n'en va pas de même des protagonistes, qui n'ont que le ciel comme toit — cela étant bien sûr voulu pour permettre à l'Éternel d'être aux premières loges. Il en résulte parfois de saisissants effets spéciaux naturels: ainsi, lors de la première du 21 mai 2000, le soleil a inondé la scène de lumière pendant toute la journée, puis le ciel s'est mis à s'obscurcir lors du chemin de croix, avant de carrément se noircir durant la crucifixion.
Mais on raconte qu'une certaine année, c'est la neige qui s'est invitée à la fin de l'une des représentations. Comme si ça ne lui suffisait pas d'être cloué à la croix, Jésus a alors dû endurer froidure et flocons. Ce qui laisse penser que si une telle situation devait se reproduire plus souvent, les villageois d'Oberammergau pourraient être tentés de retourner à l'église adresser leurs doléances au Tout-Puissant. Car si la peste a fait des ravages au Moyen-Âge, les changements climatiques seront probablement le prochain grand fléau qui menacera l'humanité.
En vrac
-Le Passionsspiele d'Oberammergau sera présenté 102 fois en 2010. Il aura lieu cinq fois par semaine, du 15 mai au 3 octobre, de 14h30 à 17h, puis de 20h à 22h30. Auparavant, la pièce se déroulait intégralement pendant le jour, mais pour la prochaine édition, on a voulu accentuer l'intensité dramatique de la finale en faisant coïncider la crucifixion avec le crépuscule.
-La pièce se déroule entièrement en allemand mais il est très facile de suivre les répliques grâce aux livrets en français fournis sur demande.
-Même si la vente des billets va bon train, il reste près de 20 % de sièges disponibles. On peut s'en procurer auprès d'un agent de voyages, sur le site Web de l'événement ou parfois même sur place, le jour de la représentation.
-Les 1200 lits disponibles dans les hôtels et auberges d'Oberammergau s'envolent généralement vite, mais on peut aussi se loger assez aisément dans les villages voisins.
-Réputé pour ses sculptures sur bois, ses crèches et sa peinture sur verre, Oberammergau compte aussi plusieurs devantures couvertes de Luftlmalerei, des fresques bibliques ou qui représentent des contes de fée.
-Oberammergau est situé à environ une heure de route de Munich et à deux pas du très onirique château de Linderhof, que chérissait Louis II de Bavière. Ses châteaux d'Hohenschwangau (où il est né) et de Neuschwanstein (qu'il a fait construire) sont pour leur part à une heure d'Oberammergau.
-Renseignements: www.passionplay-oberammergau.com, www.cometogermany.com.