L'été indien

Une marchande de mangues au marché de Devaraja, à Mysore. Photo du haut: le tigre, roi de la jungle indienne.
Photo: Carolyne Parent Une marchande de mangues au marché de Devaraja, à Mysore. Photo du haut: le tigre, roi de la jungle indienne.

En route vers le parc national de Nagarhole, le premier «tigre» avec lequel nous aurons affaire s'appelle Tipu Sultan. Nous sommes au Karnataka, à Srirangapatnam. C'est l'ancienne capitale de deux des plus puissants souverains du sud de l'Inde, fin XVIIIe siècle: Hyder Ali et son fils, le «tigre» en question. Si ce dernier avait réussi jusque-là à freiner les élans expansionnistes des Britanniques, c'est ici qu'il trouva son Waterloo et succomba sous leurs baïonnettes, dont celle du futur duc de Wellington.

Karnataka — Hyder Ali et Tipu Sultan sont aussi indissociables de l'ancien royaume de Mysore, qui couvrait environ le tiers de l'actuel Karnataka, qu'Ernest Hemingway de Cuba. Tenez, à Bangalore, le jardin botanique de Lalbagh, pièce maîtresse de cette ville-jardin, fut dessiné par eux. Toujours dans la capitale de l'État, un palais d'été fut construit pour le fils. Dans la capitale au nom téléscopique, il en possédait un autre, devenu musée. Enfin, sa dépouille et celle de son père reposent dans un imposant mausolée, Gumbaz, situé non loin.

Soit, un tiens vaut mieux que deux tu ne l'auras peut-être pas, et nous ne pouvons reprocher au guide son long préambule historique, mais il n'en demeure pas moins que c'est un vrai de vrai fauve que nous espérons tous apercevoir dans la jungle de Nagarhole, jadis terrain de chasse exclusif des rajahs de Mysore.

À l'orée du parc apparaît tel un mirage le Kings Sanctuary, un hôtel rustico-chic composé de pavillons semés dans une plantation de manguiers. Ciel d'Asie, on se croirait dans un luxueux lodge d'Afrique! C'est ici que nous avons rendez-vous avec Arjun, notre chauffeur-naturaliste, qui arrive justement dans une Jeep Maruti, un véhicule vert au propre comme au figuré. Et c'est parti pour notre safari-photo.

L'ivresse de la jungle

Appelée aussi Rajiv Gandhi National Park, la réserve est mieux connue sous son appellation d'origine, Nagarhole, du nom du cours d'eau qui la traverse, soit la «rivière aux serpents» en kannada, la langue officielle du Karnataka. Contiguë à la réserve de Bandipur, elle souscrit tout comme elle au fameux Project Tiger qu'Indira Gandhi créa en 1973 pour protéger l'espèce menacée d'extinction.

Sur ses 642 kilomètres carrés cohabitent, outre le félin qui fait la pub d'Esso, le gaur (bison indien), le renard volant (une immense chauve-souris), l'antilope tétracère (à quatre cornes), la chital (cerf axis), l'éléphant, le léopard, le macaque à bonnet, les serpents de la rivière et 250 espèces d'oiseaux.

Tout au long du ruban goudronné (ça surprend, avouons-le... ) qui nous mène, 80 kilomètres plus tard, au coeur de la forêt, Arjun n'en finit pas de repérer, grâce à son oeil de lynx double, nos amies les bêtes. Il arrête la Jeep, pointe du doigt, chuchote: là-haut, sur la branche, des singes «chapeautés»; derrière les bambous, un congrès d'antilopes; là-bas, dans les hautes herbes, Babar et les siens, qui se dirigent vers un étang. Le spectacle est si irréel que nous en oublions — presque — de leur tirer le portrait. Soudain, Arjun immobilise la Jeep à côté d'une haute tour d'observation. Il a vu des griffures, récentes, de vous-devinez-quoi sur un tronc d'arbre. C'est bon signe... Du coup, personne, sauf lui, n'a envie de descendre du véhicule. «Dans tout le pays, on dénombre entre 3500 et 4000 tigres du Bengale, et dans ce parc, une soixantaine, dit-il Il suffit d'un peu de chance pour en apercevoir un.» Il ajoute que c'est un animal extrêmement territorial. Tiens donc, raison de plus pour rester coi. Mais voilà qu'Arjun, tout en haut de la tour, nous fait signe de le rejoindre: droit devant, le voyez-vous? Quelqu'un pousse un cri. Par ici, les jumelles. Nous cherchions un tigre, nous trouvons plutôt une énorme, non, une colossale masse de fourrure noire qui descend paresseusement, boum, boum, boum, une colline. C'est un ours lippu! Irréel.

La Mysore des riches

À Mysore, nous retrouvons notre «tigre» guerrier. C'est que, jusqu'à l'indépendance de l'Inde, la petite ville fut la principauté des maharajahs de la dynastie Wodeyar et, brièvement, des usurpateurs du pouvoir que furent Hyder Ali et Tipu Sultan.

Dans une principauté, on trouve normalement des palais, et celle-ci en compte juste neuf! Cap sur le joyau de la couronne, Amba Vilasa, qui nous semblera d'autant plus fastueux que nous devrons le visiter pieds nus. Pavillon de mariage octogonal coiffé d'un délicat vitrail à motif de paon, salle d'audience plantée d'une forêt de colonnes carrées, salle privée où sont remisées, derrière trois portes en argent massif ouvré, les statuettes de la déesse protectrice de la ville, vitrines débordant de pierreries et de soieries, fauteuils en cristal qui auraient pu inspirer à Philippe Starck son Louis Ghost, sols tapissés de mosaïques compliquées... Quel bazar! À ceux qui se demandent si un rajah y vit encore, le guide Joe Solomon répond: «L'aile ouest est habitée par un prince obèse de 52 ans, ancien politicien recyclé dans le design de mode, qui tente de devenir président du conseil de l'association locale de cricket.» Voilà un pedigree digne du Coeur a ses raisons!

Construit en 1921, le palais Lalitha est une autre demeure royale à haut indice d'ébahissement. «C'est ici que le maharajah recevait en grandes pompes le viceroi de l'Inde, raconte le directeur N. K. A. Ballal. Converti en hôtel en 1974, le palais accueille en basse saison une quinzaine d'équipes de tournage par année.» C'est dire l'opulence du lieu. Une suggestion, en passant: qui veut goûter au thali devrait le faire ici. Le thali est un mets traditionnel du sud indien composé de plusieurs petits plats tels purées de légumineuses, caris de légumes, chutneys et yogourts servis avec du riz. Bien sûr, on peut s'en régaler dans les bouis-bouis du marché de Devaraja, où il est servi sur une feuille de bananier qu'on peut ensuite refiler aux chèvres qui rôdent dans les parages, parfait recyclage, mais chez Lalitha, on profite en prime du décor princier de l'ancienne salle de bal réaménagée en restaurant et, le soir, du concert traditionnel que donnent des musiciens.

Pour qui partage mon idée fixe, Mysore est aussi, dans cet itinéraire, votre dernière chance de rendre visite à l'ami tigré. Où ça? Mais au zoo! Ils sont une demi-douzaine, formidables spécimens, à parader sur un îlot, leur catwalk exclusif isolé du reste du jardin par un fossé. D'accord, l'effet est beaucoup moins irréel qu'en pleine nature, seulement, à choisir entre Mysore et Hemmingford...

Le pays bleu

Aujourd'hui, nous disons adieu Karnataka, bonjour Tamil Nadu. Destination: Ooty, ou Udhagamandalam en tamoul, à la jonction de deux grandes chaînes de montagnes appelées ghâts occidentaux et orientaux, et au coeur des Nilgiri Hills, les fameux sommets bleus. Il suffit de voir la mer d'eucalyptus au feuillage bleuté qui les recouvre pour saisir l'allusion. À moins qu'ils ne la doivent plutôt aux reflets de la brume qui les enveloppe au petit matin...

Ooty fut fondée au début du XIXe siècle par John Sullivan, un employé de la East India Company. À cette époque, le gouvernement de Madras s'y installait tous les étés pour échapper à la touffeur de la plaine. En cela, l'endroit rappelle Dalat, au Vietnam, où les Français séjournaient pour la même raison. Perchée à quelque 2240 mètres d'altitude, au terme d'une route en épingles à cheveux — 36 pour être précis —, Ooty est en effet bien rafraîchissante.

Si la ville, hautement touristique, peut décevoir, le paysage environnant est grandiose: à perte de vue, sur les flancs abrupts des montagnes, des cultures en terrasses et surtout des jardins de thé. Du haut du mont Doddabetta, le regard embrasse une large portion de cette Réserve de la biosphère. Le panorama est tout simplement époustouflant.

«Ignorant que le thé poussait à l'état sauvage dans l'Assam [État du nord-est du pays], le viceroi de l'Inde fit quérir en Chine des maîtres et des graines de thé en 1834», apprend-on au Tea Museum d'Ooty. Les plants s'acclimatèrent parfaitement, le thé fut prononcé excellent et en 1859, on «importa» de Chine des prisonniers de guerre pour travailler dans les premières plantations des Nilgiris. Les affaires théicoles allèrent si rondement qu'en 1891, la région exporta un million de livres de son thé de par le monde, rivalisant ainsi avec la Chine et le Ceylan. Bientôt, il fallut créer une ligne de chemin de fer pour relier les différentes tea estates haut perchées et acheminer leurs cargaisons plus rapidement à Mettupalayam, d'où elles étaient relayées au port de Kochi, dans le Kerala voisin. Coonoor-Ooty, le dernier tronçon de cette voie ferroviaire, fut achevé en 1908. Et c'est cette même voie que nous emprunterons le temps d'un voyage qu'on n'oubliera pas de sitôt.

Petit train va loin

Le train miniature vient à peine d'entrer en gare d'Ooty que la foule, loin de faire la file indienne, se rue littéralement sur lui. Chose certaine, il ne s'appelle pas toy train pour rien: ses voitures font la largeur des banquettes, qui peuvent accueillir quatre passagers. Seulement voilà: ils seront six, voire dix à s'y empiler! Je commence sérieusement à désespérer de monter à bord lorsque j'entends: «Madam, Madam, there's room here for you !»

Il s'avérera que le bienveillant jeune homme qui m'a interpellée doit se rendre à Coimbatore: il a tout bonnement parié que la blonde Madam qui arpente le quai a sûrement un chauffeur qui l'attend au terminus de Mettupalayam et... qu'elle a bon coeur. Que voilà un bel exemple de débrouillardise made in India!

Le train s'ébranle et pendant plus de trois heures défileront sommets, vallées, villages, gorges, cascades... Sur les flancs des montagnes, les denses théiers dessinent de gros médaillons: on dirait des écailles de tortue. C'est magnifique! À Coonoor, deuxième station climatique en importance des Nilgiris, la locomotive fait le plein d'eau, les passagers, de jus, de noix, de chocolat. Le train poursuivra ensuite sa descente, à petite vapeur, vers d'autres paysages de velours et la touffeur de la plaine.

En vrac

-À Bangalore, louez une voiture avec chauffeur (l'Office de tourisme local saura vous recommander une bonne agence) et prenez la route! Un aperçu des distances: Bangalore-Nagarhole, 220 kilomètres; Nagarhole-Mysore, 80 kilomètres; Mysore-Ooty, 150 kilomètres. Demandez au chauffeur de venir vous prendre à la gare de Mettupalayam, au terme du voyage en train, pour vous conduire à l'aéroport de Coimbatore, d'où vous pourrez vous envoler pour Chennai, puis Montréal via Paris avec Air France.

-À Nagarhole, on y va idéalement de mars à mai, car en cette chaude période, les animaux s'attroupent aux points d'eau; et à Ooty, de mars à juin. Les randonneurs apprécient notamment le temps frais qu'il fait alors à cette altitude. Ayant le Kerala pour voisin, toute cette région est affectée par la mousson du sud-ouest qui débute en juin et se termine en septembre.

-Bangalore, l'une des villes les plus prospères de l'Inde grâce à son économie basée sur les technologies de l'information (IT), est pavoisée de bannières affichant des slogans tels que «City of Champions» et «City of Empowerment». Comme cet étalage d'assurance et de fierté est rafraîchissant! La fièvre de l'IT gagne aussi Mysore, où Infosys, l'une des plus grandes firmes indiennes en ce domaine, a son plus important centre de formation.

-Mysore est aussi réputée pour son bois de santal, l'huile essentielle qu'on en tire et plusieurs produits, encens, savonnettes, qui en sont parfumés. On peut faire ce genre d'achats à la Sandalwood Oil Factory, gérée par le gouvernement.

-À l'orée du parc national de Nagarhole, on peut loger au Kings Sanctuary, un établissement récent qui compte 24 chambres tout confort (www.kingssanctuary.com); à Mysore, au Lalitha Mahal Palace Hotel, 54 chambres et suites où meubles d'époque, marbre, velours, dentelles, bois exotiques se disputent notre attention (www.lalithamahalpalace.com); à Ooty, au Fernhills Palace (présentement en cours de rénovation): cet ancien pavillon de chasse des Wodeyar compte une douzaine de chambres et une fastueuse salle de bal. Chose certaine, la richesse de ses intérieurs rehaussés de teck sculpté et ses portraits sépia de maharajahs richement enturbannés valent le coup d'oeil (www.welcomheritagehotels.com).

-Renseignements: www.incredibleindia.org.

Carolyne Parent était l'invitée d'India Tourism.

Collaboratrice du Devoir

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