Voyageries - Les touristes de glace

Un manchot empereur et son poussin. Éloigné des zones habitées, l’Antarctique constitue un véritable cabinet médical pour examiner l’état de santé passé et présent de la planète.
Photo: Agence France-Presse (photo) Un manchot empereur et son poussin. Éloigné des zones habitées, l’Antarctique constitue un véritable cabinet médical pour examiner l’état de santé passé et présent de la planète.

L'Antarctique. Le pôle Sud. La nuit polaire. Une faune et une flore bigarrées, limitées. Les glaces éternelles. Les banquises à des kilomètres d'épaisseur sous une lumière australe... Combien d'images se bousculent à la seule évocation de cette région du monde plus vaste que les États-Unis, à la fois fragile dans le contexte environnemental actuel et convoitée comme extraordinaire laboratoire naturel? Les vrais grands espaces, dans toute leur grandeur. Convoité, ce coin du globe l'est aussi de plus en plus par les touristes.

La présente saison marque le début de l'été austral, coïncidant avec la période de reproduction des espèces animales... ainsi que l'arrivée des visiteurs en Antarctique, principalement des croisiéristes. Alain A. Grenier, professeur au département d'études urbaines et touristiques de l'ESG-UQAM, est spécialiste du tourisme polaire.

Dans un texte publié récemment par le Réseau de veille en tourisme (veilletourisme.ca), il y prévoit une année 2006-07 record. L'an dernier, la hausse des visiteurs de croisière atteignait déjà 12 % par rapport à la saison précédente, sur ce territoire hypersensible. L'International Association of Antarctic Tour Operators (IAATO), qui regroupe 95 % des voyagistes impliqués dans cette région, évalue à près de 38 000 le nombre total de touristes qui atteindront l'Antarctique entre la mi-décembre et le début de mars, le court été polaire.

De l'écotourisme, pense-t-on spontanément. Pas forcément. Alain A. Grenier, lui, en a contre le terme même, que les gens associent trop aisément aux espaces naturels: «Il y a détournement de sens. Ce n'est pas nécessairement en effectuant deux heures de randonnée pédestre qu'on fait de l'écotourisme, surtout si on a parcouru des milliers de kilomètres en avion et en voiture pour se rendre à destination. Alors qu'on peut très bien avoir un comportement écotouristique en pratiquant le tourisme urbain, avec un tour de ville à pied, par exemple.» Ainsi, M. Grenier préfère parler de «tourisme de nature».

Et à la limite, même le tourisme de masse peut s'avérer écologique lorsqu'il y a des infrastructures adéquates qui le supportent, soutient-il. Tout est question d'attitude, en somme.

La vocation de l'Antarctique, seul territoire qui n'abrite aucune population humaine autochtone ni n'est soumis à la juridiction d'aucun pays, se concentre sur les missions scientifiques et le tourisme. Et pour cause. Le continent au climat le plus froid et le plus venteux du globe peut enregistrer des moyennes annuelles de température s'abaissant jusqu'à -55 °C. Le traité sur l'Antarctique de 1959 réglemente les relations entre les États signataires pour assurer, «dans l'intérêt de l'humanité», qu'il ne constitue pas un enjeu de différends internationaux.

Aussi, un protocole sur l'environnement, régi par cet Antarctic Treaty System (ATS), discute notamment des formes qu'y prend l'industrie touristique. «À sa création, l'International Association of Antarctic Tour Operators visait essentiellement des échanges d'informations, explique le docteur en sociologie du tourisme, mais les voyagistes ont vite réalisé qu'en s'efforçant d'épargner les ressources, ils protégeaient aussi leur industrie, notamment par le respect d'un code de conduite.» Il reste toutefois 5 % des voyagistes présents en Antarctique qui n'adhèrent pas à l'IAATO, ni à son code, donc, ce qui représente une source d'inquiétude pour les intervenants.

«En été, écrit M. Grenier, alors que les mers qui le ceinturent sont libres de glace, l'Antarctique et ses îles couvrent une surface de 13,6 millions de kilomètres carrés. Plus de 98 % de la surface du continent est masquée par une couverture de glace. Cette calotte polaire — la plus importante de la planète — peut atteindre 4,7 km d'épaisseur par endroits. Ces glaces représentent à elles seules près de 90 % des réserves d'eau douce de la planète.»

Pas étonnant que les touristes en mal d'insolite craquent pour l'exotisme austral, même si les forfaits n'y sont pas des plus légers pour le budget. «Mais ce n'est pas réservé qu'aux voyageurs très à l'aise financièrement. Selon la tendance, beaucoup de gens font de petites escapades pendant quelques années, au Québec par exemple, pour se payer par la suite un voyage plus imposant», souligne celui qui fut maître de conférence à l'Université de Laponie à Rovaniemi, en Finlande: parti pour une session, il y est resté... 11 ans.

Aussi, on le conçoit aisément, le fin du fin antarctique consiste à poser le pied au sol, où les règles de l'IAATO limitent le nombre de touristes à une centaine à la fois, alors que des restrictions importantes sont imposées aux navires transportant plus de 200 passagers. En fait, écrit le professeur Grenier, «l'expansion du tourisme dans un espace aussi restreint et éloigné que l'Antarctique rappelle l'importance d'une gestion saine et sécuritaire du tourisme de nature. L'appétit des touristes pour l'aventure antarctique semble en effet n'avoir de limite que celle imposée par le nombre de navires polaires disponibles.» Des navires spéciaux à la proue renforcée, qui ne brisent pas les glaces.

Et l'avion? Selon le spécialiste, ce ne serait qu'une question de temps pour y voir surgir les gros porteurs. On imagine aisément qu'un tel périple en haute mer, avec des vagues pouvant atteindre jusqu'à dix mètres de haut et le mal amer qui s'y rattache, suffit pour rebuter nombre de croisiéristes à larguer les amarres vers l'Antarctique. «Le transport aérien ferait ainsi l'économie de quatre jours, au total, sur un forfait», explique-t-il.

En faisant atterrir les gands appareils sur des bases scientifiques locales, les touristes seraient ensuite transférés par zodiaques, sur quelques kilomètres, vers les bateaux. Mais voilà, dans cette région hautement imprévisible, une marée hostile est si vite arrivée: qu'est-ce qu'on fait alors avec tous ces voyageurs? «Les stations de recherche ne sont pas organisées pour accueillir des groupes nombreux.»

Aussi, poursuit le spécialiste, la planète étant un peu plate aux pôles et la texture de l'air pratiquement dépourvue de poussière, les choses prennent des positions toutes particulières: rien là pour simplifier les règles de la navigation, maritime ou aérienne, sur ce continent où l'histoire de la Terre est inscrite dans les glaces. «On retrouve des informations par couches successives permettant de retracer les polluants et leurs grandes époques, comme l'invention de la voiture, par exemple.»

Un spectacle à pleurer

Menaçant, le tourisme antarctique? «D'abord, on ne peut pas demander aux gens de protéger des espaces auxquels on ne leur donne pas accès, croit Alain A. Grenier. Pour comprendre ce continent, il faut le voir, le vivre. C'est quelque chose de très prenant: j'ai souvent vu des personnes pleurer devant ce spectacle. C'est un univers spécial, dénudé, dont seulement 2 % du territoire est libre de neige et de glace. Il serait irréaliste d'interdire aux touristes de le fréquenter. Nous devons plutôt nous assurer que les visiteurs soient bien encadrés.»

Le plus gênant, poursuit-il, c'est quand les gens aiment la nature à mort... «Avec leurs gros sabots, ils vont faire de l'observation, puis il faut aménager des infrastructures pour les accueillir, et maintenant, on veut même dormir sur le territoire antarctique: est-ce vraiment nécessaire?»

Dans son texte, le spécialiste écrit: «Aux croisières traditionnelles consacrées à l'observation et aux randonnées au sol, une panoplie de nouvelles activités se sont ajoutées ces dernières années aux programmes de plusieurs croisières, dont la plongée sous-marine, les randonnées en kayak de mer, l'escalade de surfaces rocheuses, le ski, la planche à neige et le camping.» Le problème, souvent, c'est qu'«on s'aime dans la nature plutôt que d'aimer la nature, envers laquelle nous entretenons une relation de suprématie et de domination».

Chose certaine, ce n'est là que la pointe de l'iceberg. L'appétit humain pour les grands espaces, l'insatiable soif de repousser les frontières sur quelque planète, ne connaîtra jamais de limite.

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dprecourt@ledevoir.com

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