La magie du menu dégustation

Vous avez sans doute un jour fait l’expérience d’un menu dégustation proposé dans l’un de vos restaurants préférés. Trois, quatre, cinq ou six plats habilement mariés à des vins sans lesquels tout part en eau de boudin. Si un plat seul est mal accompagné, imaginez une ribambelle de mets orphelins de leurs fidèles compagnons versés dans l’art de la lubrification du bol alimentaire ! Véritable grain de sable dans l’engrenage.
Le plat est au vin ce que l’appétit est au menu dégustation : incontournable. L’appétit ne vient-il d’ailleurs pas en mangeant ?
Chef aux fourneaux et sommelier au goulot
Une récente virée ontarienne me faisait mettre les pieds sous la table du chef Jason Bangerter, officiant au très chic Relais & Château Langdon Hall de Cambridge, qui s’était déplacé pour l’occasion dans le comté de Prince Edward lors d’un déjeuner vigneron. Une table champêtre tout aussi foisonnante en produits frais locaux que réglée au quart de tour de moulinette savante par ce jeune cuistot aux allures irlandaises du chanteur Bono (ou de Pierre Poilievre pour les plus conservateurs).
Pour le dire sans vous couper l’appétit : huit accords vins et mets dont chacune des étapes ne faisait non seulement nullement regretter la précédente, mais attisait la suivante dans un ballet aérien digne d’une gestuelle d’Isadora Duncan.
« Il est capital que le chef connaisse non seulement les vins, mais qu’il en soit passionné s’il veut que la fusion opère à la table », me résumait l’énergique Canadien en réponse à ceux qui estiment que seul le sommelier peut jouer d’expertise en la matière. Une collaboration entre l’un et l’autre est capitale ici, et les rectifications entre le chef et sa brigade sont opérées au millimètre près. Gare aux ego qui ne se mettent pas au service du plat en voulant s’imposer de part et d’autre !
J’imagine que la création d’un plat dicte le choix du vin en question… « J’ai toujours quelques intuitions, quelques pistes en tête à ce stade-là, même si rien n’est encore joué. Est-ce que le plat doit grandir le vin ou est-ce le vin qui doit servir de tremplin au plat ? Il faudra toujours, à la base, travailler avec des produits de qualité, ce qui permettra dans ces deux cas de mettre toutes les chances de son côté. Même si je pense que le plat devrait se suffire à lui-même. » Le paradoxe de l’oeuf et de la poule a encore de beaux jours devant lui !
Création et calibrage
On pourrait envisager que le nombre de plats servis soit inversement proportionnel à la capacité du dîneur de jouir de la dernière bouchée comme de l’ultime gorgée. Rien de plus affligeant que d’être littéralement repus et enivré dès le troisième service. Le calibrage des portions, dans l’assiette comme dans le verre, est impératif. « La composition du menu doit non seulement être équilibrée, mais la montée en saveurs aussi logique que dynamique. Un peu comme servir les vins les plus légers avant les plus corsés », souligne Jason, que je soupçonne être amateur de beaux flacons.
Un menu dégustation est à l’image d’un grand film, d’une grande pièce de théâtre ou d’un tableau de maître : l’expérience doit être complète dans le temps, la forme et le contenu. Il reste que la responsabilité de l’alcool ingéré revient au restaurateur, qui doit prévoir ce qu’il faut sans encourager l’excès. « L’idéal est d’être aussi frais et dispos au premier qu’au dernier service. »
J’ajouterais enrichi à tous points de vue par le contexte qui, dans le meilleur des cas, troque la formule marathon pour autant de petits bijoux mis bout à bout avec, au final, un impact plus éclatant encore que le repas lui-même.
Si les meilleurs accords vins et mets relèvent souvent de beautés éphémères, en amont, ils sont aussi (et surtout) de petites merveilles de spontanéité créatrice paradoxalement réglées comme les mécanismes d’une montre suisse. On dit d’un vin logé en fût qui dénote un caractère boisé qu’il aurait peut-être dû être déjà soutiré, et d’un buveur qui boit trop de vin qu’il ne le goûte plus : c’est tout l’art d’un grand chef comme Jason Bangerter (mais aussi, plus près de chez nous, d’un Normand Laprise) d’éviter de tels dérapages.
À grappiller pendant qu’il en reste!
Saumur Champigny « Tradition » 2019, Domaine de la Guilloterie, Loire, France (20,20 $ – 13591065). Nous sommes ici dans la tradition du coulant et du friand, où la souplesse fruitée se double de vivacité pour culminer en compagnie de quelques charcuteries bien senties et ainsi faire honneur à un cabernet franc et bien dans sa peau. Un rouge de comptoir qui se laisse boire, et boire encore. (5) ★★ 1/2
Château Mondésir-Gazin 2019, Blaye Côtes de Bordeaux, France (20,30 $ – 13862048). Ce vignoble issu de l’agriculture biologique, exposé plein sud et qui fait la part belle au merlot et au malbec, propose un rouge consistant aux flaveurs de mûres, de poivre noir et de notes animales (Bovril) doublées de tanins mûrs et bien étoffés. On se régale ! Accordez-lui une bavette et des frites pour l’exalter plus encore. (5) ★★★
Chardonnay « Floral » 2017, Fruitière Vinicole de Pupillin, Jura, France (21,45 $ – 13471573). Même ouillé (fût rempli jusqu’à la bonde), le chardonnay jurassien offre ce petit quelque chose d’inimitable, dans son esprit et dans son étoffe, qui lui donne des airs de sous-bois et de châtaigne. Le bel or clair de la robe précède des parfums pâtissiers de croissant aux amandes et d’abricot sec, le tout décliné en bouche avec une rondeur fraîche, presque satinée. À ce prix, il fait la barbe à bien d’autres chardonnays plus universels de facture. (5) © ★★★
Grüner Veltliner « Rosensteig » 2020, Geyerhof, Kremstal, Autriche (25 $ – 12676307). Voilà un blanc sec dont la fréquence aromatique vibre au diapason avec sa fine tension saline, ouvrant le palais sur la pomme et le zeste citronné avec une redoutable précision d’ensemble. Un bio qui ne déçoit jamais, mais qui alimente toujours les conversations amicales, surtout accompagnées de quelques petites fritures d’appoint. (5) ★★★
Clarendon rosé 2021, Domaine Gavoty, Côtes de Provence, France (25,60 $ – 11231867). On fout le rosé au rencart en septembre ? Que nenni ! On se fait plutôt un rencard avec lui et la personne aimée. Roselyne Gavoty vous en fournit le prétexte sans autre forme de procès, seulement une proposition saine et captivante dont le fruité se braque avec une vivacité hors du commun. Des grenaches, cinsaults et syrahs diablement affriolants sous la tension manifeste d’une bouche aussi sapide que saline. (5) ★★★
Pinot Noir 2020, Markowitsch, Niederösterreich, Autriche (26,40 $ 12538570). Bien hâte de retourner en Autriche après cette plus que détestable pause pandémie. En attendant, buvons-la ! Elle décline ici un pinot noir tout en fruit, en fraîcheur et en lisibilité, avec ce caractère fumé typique de petit fruit à noyau, sa souplesse, sa fine trame minérale et sa belle cohésion d’ensemble. (5) © ★★★
Soberbo, Vernouth, Poças, Douro, Portugal (26,75 $ – 14462441). Ce beau vermouth assurera une forte personnalité à votre martini, car une larme suffira sur les parois du verre pour exalter votre eau-de-vie préférée. Seul, bien frais et sans glaçons, il offre pourtant une palette aromatique des plus intrigantes avec botaniques du Douro de hautes expressions. Un vermouth ni sec ni doux, bien vivant, exaltant, de haute tenue. Et je ne vous parle pas de la longueur en bouche ! Faites vite, car les stocks s’envolent ! ★★★ 1/2
Riesling « Heisenberg » 2019, Domaine Ostertag, Alsace, France (53,25 $ – 739813). Une fois de plus, l’expérience est fascinante et permet de dégager la forte personnalité du grand riesling (ici en agriculture bio) couplée à un terroir d’exception qui non seulement le valorise, mais lui ajoute une dimension extraordinaire. À vrai dire, une véritable petite bombe de caractère que ce blanc sec à la fois dense et vigoureux, au registre épicé presque insoutenable tant il colonise le palais sans lui fournir d’autres choix. Un vin complexe, profond, ambitieux et d’une longueur qui témoigne du grand cru. J’en conserve encore quelques frissons. Une cuisine asiatique avec gingembre, coriandre et tutti quanti a porté le frisson à un autre niveau. (10+) ★★★★1/2
Savigny-lès-Beaune 1er Cru « Les Lavières » 2019, Domaine du Prieuré, Bourgogne, France (57 $ – 15031221). Passablement vivant et éclatant dans ce millésime, ce Lavières tonne le ton dans un registre qui, sur un fruité présent mais en retrait, laisse plutôt place à l’animal, à l’épicé et au sous-bois fort soutenus. Un rouge qui se décline en tonalités, pourvu de tanins qui apparaissent légers au premier abord, mais plus fournis sur la finale, le tout d’une allonge certaine. Les petites cailles farcies ont adoré. (5+) © ★★★ 1/2