Le «County»

Mary Macdonald et Colin Stanners (Stanners Vineyard)
Photo: Jean Aubry Mary Macdonald et Colin Stanners (Stanners Vineyard)

Les insulaires l’appellent le « County ». Quelque 370 kilomètres séparent Montréal de la région viticole la plus septentrionale de l’Ontario, et pourtant, votre serviteur n’y avait pas encore fait vibrer le moindre nerf olfactif logé au fond de son appendice nasal. La honte ! Vrai que le comté de Prince Edward, avec ses 324 hectares plantés, n’est qu’une goutte de vin parmi les quelque 7000 hectares de vignobles ontariens, mais quand même. Une visite éclair cette semaine a non seulement permis de combler l’écart, mais confirmé au-delà de tout doute qu’il serait mal avisé de lever le nez sur cette viticulture en pleine expansion.

L’ambiance y est aux antipodes de celle de la péninsule du Niagara, plus policée, plus gentrifiée, même si l’oenotourisme prend graduellement du galon. On se sent ici embrassé par une ruralité paisible, presque bucolique, hors de toute connexion Internet.

Le fil est ailleurs. Dans ce contact avec des vignerons fous de faire du vin là (on est au Canada, avec des pointes négatives de plus de 20 °C dans cette région), mais qui croient au potentiel régional comme si l’avenir leur donnait sa bénédiction. Ils ont raison, car potentiel il y a. Et quelles possibilités avec ça ! L’impression d’une terre vierge destinée à chatouiller jusqu’à plus soif les plus irréductibles aficionados de pinot noir et de chardonnay.

Les belles histoires de pédologie, dont il serait aberrant de ne gratter que la surface, nous apprennent qu’une mer intérieure retirée il y a quelques milliers d’années a eu pour effet de dégager d’anciens fonds marins exposés par les périodes glaciaires, invitant la roche mère calcaire (et forcément ses coquillages marins, comme à Chablis !) à venir flirter à fleur de sol.

Une affaire de calcaire qui, lové aux schistes, sables et autres argiles, assure aux espèces hybrides un éclat particulier, voire une tension verticale à faire saliver quiconque se soucie de sapidité.

Depuis 1993, près d’une quarantaine de petits domaines goûtent à cette médecine calcaire, avec des résultats qui, selon les quelques wineries visitées, permettent déjà de mettre en évidence la singularité et l’énorme potentiel. Aux maisons Norman Hardie Winery & Vineyard (2001 – ★★★ 1/2), Long Dog Vineyard & Winery (1999 – ★★★) et Lighthall Vineyards (2007 – ★★ 1/2) déjà citées dans ces pages s’ajoute un trio pas piqué des hannetons. Déclinons.

Rosehall Run Vineyards (2001). Dan Sullivan est un touche-à-tout à qui tout réussit. Du vin, il en mange (!), et sa petite quinzaine de cuvées habilement vinifiées respire tout autant la passion que le désir d’innover en repoussant les limites du possible. L’homme confesse une admiration (que je partage sans hésitation) pour l’Espagnol Alejandro Fernández (Bodega Tinto Pesquera), mais aussi pour les vins de Malivoire, dans le Niagara. Les mousseux — Ceremony (blanc de blancs avec 42 mois sur lies), Love Less (pinot noir avec 36 mois sur lies) et Stardust (pinot/chardonnay avec… 83 mois sur lattes) — sont parfaitement maîtrisés, alors que pinot noir et chardonnay (cuvées St. Cindy, entre autres) brodent tous deux un toucher de bouche élégant approfondi par un apport des meilleurs boisés liés au fût français. Difficile, évidemment, de ne pas se rapprocher (stylistiquement parlant) de la Bourgogne, qu’elle soit de chassagne ou de meursault. ★★★

Closson Chase Vineyards (1999). C’est un Keith Tyers volubile et techniquement irréprochable dans ses propos comme dans ses vins qui nous verse des chardonnays et des pinots noirs à la fois subtils et évocateurs, racés et de haute tenue. L’art de l’assemblage (de fûts et de parcellaires) ajoute ici à la maestria de la vinification, à l’intérieur d’une logique qui ne manque pas d’inspiration. On gravit des marches comme on le ferait d’un cru régional vers un 1er cru (évidemment de Bourgogne). On confond ni plus ni moins sa cuvée The Loyalist 2021 (à venir à la SAQ) avec un excellent chablis. La Grande Cuvée 2019 est encore plus impressionnante ! Les cuvées Churchside et South Clos en pinot noir témoignent pour leur part de la haute compatibilité sol-cépage. Keith Tyers sait d’instinct en ajuster la fréquence, sans la moindre distorsion. ★★★ 1/2

Stanners Vineyard (2005). On dit souvent que le vin est une copie conforme de l’homme qui le réalise. Cet homme se nomme ici Colin Stanners, chimiste, mais que je soupçonne aussi philosophe et poète dans l’âme. Blancs comme rouges sont aussi singuliers que d’un niveau rarement égalé… au Canada ! On lit l’homme et ses vins comme on lit entre les lignes, découvrant sous des silences calculés d’arômes et de textures des parts fruitées sombres et lumineuses. Chardonnay, riesling, cabernet franc (!), mais surtout pinot noir sont griffés et portent l’empreinte des terroirs de Hillier, à l’ouest de l’île. La cuvée The Narrow Rows, de haute densité, invite rapidement le goûteur du côté de Morey-Saint-Denis par la profondeur de son charnu de bouche. Rien que ça ! Reste que nous sommes dans le « County », à deux pas de chez nous ! ★★★★

À grappiller pendant qu’il en reste !

Cailloux de By 2016, Médoc, Bordeaux, France (19,90 $ – 14351362) Une mise en bouche avant le Marathon des châteaux du Médoc, événement auquel j’assisterai à compter du 10 septembre prochain, mais surtout un vin de soif qui ne déplairait pas aux marathoniens de passage. Sec, simple et fondu, cet assemblage en parts égales de cabernet et de merlot offre, à moins de 20 $, l’idée d’un bon rouge de bistrot où le jambon-beurre n’attend que vous. (5) ★★ 1/2

Saurus Select cabernet sauvignon 2020, Patagonie, Argentine (20,40 $ – 13657415) On apprécie ici rapidement à la fois la précision du fruité et la fine architecture tannique, le tout intégré avec beaucoup de fraîcheur et d’équilibre d’ensemble. Un « cab » d’extraction modérée et d’une sapidité exemplaire. À ce prix, il ne pèche pas par sa complexité, mais diable que le second verre n’attend pas le premier ! Et invite le troisième avec l’onglet de boeuf grillé. (5) ★★★

Saint-Amour 2019, Domaine de la Pirolette, Beaujolais, France (26,90 $ – 13747269) La famille Barbet me fait une fois de plus adorer le beaujolais. Grande sève et bouquet ample, riche et varié, axé sur la pivoine comme sur la cerise, ou sur ses nuances complexes de sous-bois, et doté de tanins mûrs et abondants, d’une jolie lisibilité. Bref, beaucoup de vin, et du bon ! À ce prix, la table est mise, surtout avec une côte de veau grillée aux chanterelles ou aux girolles de saison. (5) ★★★ 1/2 ©

Treana Blanc 2020, Austin Hope, Central Coast, États-Unis (31,75 $ – 875096) Ce blanc sec de caractère, riche et puissant, n’a pas d’équivalent en Europe, spécialement du côté du Rhône. Le viognier, pourtant majoritaire dans l’assemblage, accepte de laisser la première place à la roussanne et à la marsanne, qui lui confèrent cette magie supplémentaire dans la texture, mais aussi dans la profondeur d’ensemble. Un blanc certes puissant, mais bien vivant, étonnamment élégant de facture. Délicieux avec un filet de turbot aux amandes grillées. (5) ★★★ 1/2

Clef de Sol 2020, La Grange Tiphaine, Montlouis-sur-Loire, France (40 $ – 11953270) C’est un chenin blanc, ample par ses textures, assumé dans ses amers et puissant de sève, qui s’offre ici avec ce blanc sec bio à vous faire délicieusement rêver d’une pince de homard ou de quelques ris de veau à peine panés. Un bijou de la Loire, d’une longueur en bouche plus qu’appréciable. (5+) ★★★ 1/2 ©

Riesling Spätlese 2020, Wehlener Sonnenuhr, Selbach Oster, Mosel, Allemagne (41 $ – 15008267) « J’ai l’impression de déguster le jus fermenté d’une boîte de conserve de salade de fruits Del Monte », lançait tout de go un amateur de la célèbre marque. Il y a bien plus que cela ici ! Déjà, ce terroir pentu léché par l’ardeur solaire se manifeste comme si le minéral et le fruité se connaissaient depuis la nuit des temps, portant la dynamique à un niveau de sapidité et de saveurs de type umami qui frise l’intolérable. Léger, oui, éclatant sous l’acidité, avec un fin moelleux sur une longueur presque anthologique. (5+) ★★★★

Saumur-Champigny 2020 « Terres Chaudes », Thierry Germain, Domaine des Roches Neuves, Loire, France (45,75 $ – 14549168) Le cabernet franc offre dans cette cuvée une envolée florale affriolante rapidement gagnée par la luxuriance d’un fruité mûr, précis, qui charme immédiatement grâce à sa texture et qui évoque de beaux terroirs locaux. Il n’est pas donné, c’est vrai, mais y résister est particulièrement ardu. Aucune trace de pyrazines, mais une étoffe, un charnu de bouche soigneusement orchestré par des tanins à la fois friands et sérieux, admirablement lissés par le boisé. Les cailles farcies lui ont fait honneur. (5+) ★★★ 1/2 ©

Jean Aubry


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