Accords ou… pas d’accord?

Dans le milieu du vin, on attribue souvent à tort la fonction de sommelier. L’auteur de ces lignes, par exemple, est-il sommelier ? Oui, mais sans tablier, vu l’expérience acquise au fil des décennies, mais non, car il n’a pas fait d’études certifiant ce statut. Obsédé, entre autres, par la fusion optimale d’un vin et d’un plat, le sommelier est un drôle d’énergumène, jamais tout à fait satisfait. Sa recherche du Graal gastronomique évoque certes le mythe de Sisyphe, mais aussi cette espèce d’acharnement à vouloir se tenir pour personnellement responsable en cas de coitus gastronomicus interruptus. L’homme ou la femme de bouche n’a plus qu’à doucher son orgueil dans la foulée.
À l’image d’un couple, tendre vers le mariage le moins mauvais possible devrait déjà être le début d’une approche en matière d’harmonie. Après, tout se discute, même si rien n’est jamais tout à fait joué. Une simple variable dans les condiments (sentiments) et tout part dans une autre direction. Une garniture de dernière minute, par exemple, suffit à ennoblir ou au contraire à couler un accord qui, pourtant, aurait dû se maintenir au-delà de la ligne de flottaison du bon goût. Règles et principes existent. Oui, mais lesquels ?
Plat ou vin d’abord ?
L’ancien chef étoilé français Alain Senderens, rencontré au Lucas Carton il y a 20 ans en compagnie du vigneron alsacien Étienne Hugel et du gentleman sommelier Georges Lepré (l’équivalent de notre don Jean Léandri ici), préfère pour sa part « construire » un plat autour d’un verre. Fin dégustateur, mais surtout habile « scelleur de rêve », l’homme convient rapidement qu’un grand rouge sur une côte de bœuf va de soi, même s’il y manquera toujours quelque chose. L’ajout d’une simple béarnaise (œuf, vinaigre, estragon, beurre) à titre de garniture transportera la fibre animale à un autre niveau, mais permet à Senderens de « cuisiner » plus en profondeur l’accord plat et vin. Romorantin et vermentino en blanc deviennent alors possibles par rapport aux traditionnels Pomerol, Pic Saint-Loup ou Madiran.
Convenons, pour revenir sur le plancher des vaches non étoilées, qu’un plat simple exige un vin tout aussi simple. Une poutine de Victoriaville, PQ, aussi savoureuse soit-elle, fera tout de même la frite molle devant un Meursault de Bourgogne, France. À l’inverse, un plat travaillé en détail commandera de la part du sommelier un recoupement de plusieurs paramètres (couleur, acidité, texture, tannicité, etc.), côté vin comme côté plat, pour créer non pas une mais des synergies heureuses permettant, comme le suggère le sommelier François Chartier — par effet de « synergie aromatique » —, l’équation « 1 + 1 = 3, et quelquefois même 4 ».
Quelques pistes ? Qu’il s’agisse d’adouber le vin ou le plat, y aller en fonction de la couleur, de la densité et de la trame aromatique de l’un et/ou de l’autre demeure un bon point de départ.
Volaille, poisson, veau, huîtres, fromage, etc., penchent déjà pour un blanc, côté chromatique, alors que canard, bavette grillée et autre ragoût trouveront à polymériser les tanins des vins rouges en les intégrant le plus naturellement du monde. Rosés, vins orange et blancs à peine doux seront complices quant à eux d’une cuisine thaïe, chinoise ou indienne, où les caris dominent. Cette approche générale et non exhaustive devrait aussi tenir compte de la complexité du plat et du contexte, de l’ambiance où les retrouvailles vins et mets auront lieu.
À titre de travaux pratiques, quelques propositions d’accord utiles… Furmint 2020, Disznókő, Tokaji Sec, Hongrie (20,80 $ – 13440700 – (5) ★★ 1/2). Reblochon, soufflé au fromage. Picpoul 2019, Domaine Félines Jourdan, Languedoc, France (17,95 $ – 14173084 – (5) ★★ 1/2). Salade, huîtres, moules. Cinsault 2019 « Pardonnez-moi », Afrique du Sud (16,95 $ – 14221349 – (5) ★★ 1/2). Brie, risotto aux champignons, hamburger. Château Ferrande 2018, Graves, Bordeaux, France (28,35 $ – 14147329 – (5) ★★★). Onglet grillé, cheddar moyen. Pinot Grigio « Ilramato », Scarbolo, Friuli, Italie (24,35 $ – 14467891 – ★★ 1/2). Jambon cru, cari indien, comté. Banyuls Rimage 2019, Domaine La Tour Vieille, France (27,30 $ les 500 ml – 884908 – (10+) ★★★ 1/2). Bleu d’Élizabeth, fondant au chocolat peu sucré.
À grappiller pendant qu’il en reste!
Cape « Nature Reserve » Shiraz 2020, Afrique du Sud (18,10 $ – 13928351). Le 22 avril est officiellement le Jour de la Terre, et les vins d’Afrique du Sud y contribuent à leur façon avec l’initiative Fairtrade, qui garantit aux communautés agricoles et à l’industrie vinicole durabilité et égalité. Ici, la Cape Trade Company en fait la promotion, de la vigne à la bouteille, avec cette syrah simple et gourmande dont le fruité rond, vineux et épicé invite à table votre porc effiloché fumé préféré à se manifester. Servir frais. (5) ★★ 1/2
Bourgogne « Buissonnier » 2019, Vignerons de Buxy, Bourgogne, France (20,85 $ – 13806089). Pour vous dire les choses franchement et sans vous leurrer avec les meilleures parcelles de la Côte d’Or, non seulement ce pinot noir de la Bourgogne du sud est pur plaisir avec son fruité intègre, mais il maintient aussi le palais avec franchise, texture et une part non négligeable de gourmandise. Un 2019 bien joué, à bon prix. (5) ★★ 1/2
Château de la Chaize 2019, Bourgogne, France (22,75 $ – 14880002). Si ce vaste domaine possède des parcelles du côté de Fleurie et des Côtes de Brouilly en Beaujolais, cette cuvée s’inscrit comme un gamay noir de Bourgogne. Le Beaujolais fait-il partie de la Bourgogne ? C’est une autre histoire. Cette cuvée donne l’impression d’un léger apport de pinot noir sur le plan des arômes (quoique je puisse me tromper), avec ce caractère floral et épicé qui ne manque pas de charme. C’est sec, souple, coulant et de belle tenue. (5) ★★★
Pinot Noir 2020, Au Bon Climat, Santa Barbara County, États-Unis (37,50 $ – 11604192). Jim Clendenen capture encore une fois l’essentiel. De ce pinot d’abord, floral et précis, caressé avec juste ce qu’il faut de futaille pour lui ouvrir la dimension boisée ; du terroir ensuite, qui porte ce même pinot tout en fraîcheur, en délicatesse même. À ce prix, il vaut bien plus que largement un bourgogne régional. Avec ici la race en plus. (5+) ★★★ 1/2 ©
Chablis 1er Cru Vaucoupin 2019, Corinne et Jean-Pierre Grossot, Chablis, Bourgogne, France (52,25 $ – 14674436). Mince bande s’étirant à l’extrême est en altitude sur la rive droite du Serein, Vaucoupin regarde le soleil et lui fait voir ses marnes blanches. Les Grossot le mettent en lumière finement, ciselant ses angles, étirant sa sève fraîche et délicate, avec ses arômes de fruits blancs taillés dans le charnu de leurs propres pulpes. Un souffle, une intention, un désir, un poème ; ne vous reste qu’à le laisser venir en vous, en regardant le soleil mourir à l’horizon. (5+) ★★★ 1/2 ©
Cabernet Sauvignon « Brandlin Vineyard » 2018, Peter Franus, Mount Veeder, Napa Valley, Californie, États-Unis (87,25 $ – 14538143). Le « king cab » trouve, dans la vallée de la Napa, une forme d’aboutissement qui séduit à la fois l’amateur de rouge juteux, profond, étoffé et délicieusement boisé et ceux qui lui tournent le dos, mais qui en boivent en secret. La séduction opère évidemment de façon fort différente que chez le compatriote ayant pignon sur souche en bordelais, nettement plus séducteur, il est vrai, mais sans ployer sous la caricature. La robe est dense et profonde et les arômes mûrs offrent puissance sans nuire à l’harmonie. S’ensuit une bouche charnue, étoffée en douceur, multipliant subtilement les dimensions avec cette impression d’un renouvellement perpétuel. La finale impressionne. À l’image d’un Sassicaia pour cette alliance finesse-puissance, mais au tiers du prix. (10+) ★★★★ 1/2 ©