La marotte du flacon rare

Quand il ne boit pas de Petrus, de Romanée-Conti, d’Yquem ou de Cros-Parantoux du regretté Henri Jayer, Michel-Jack Chasseuil se contente dans la « vraie vie » de vins du Roussillon oscillant entre 20 et 30 euros le flacon. Remarquez que l’on se contenterait de moins, surtout lorsqu’il s’agit des vins de cette splendide région française.
Veillant aujourd’hui sur une cave cumulant quelque 45 000 bouteilles aussi uniques que choisies avec un soin d’orfèvre, Chasseuil fait penser à Joseph Ferdinand Cheval dit le « facteur Cheval » qui, à la fin du XIXe siècle, édifiait une allégorie architecturale naïve composée de cailloux accumulés au cours de la distribution quotidienne de courrier pendant plus de trois décennies en vue de construire son « Palais idéal ».
Une marotte du flacon rare que l’oenophile, à la suite d’une retraite anticipée chez Dassault en 1989, poursuit lui aussi inlassablement depuis plus de trois décennies tout en admettant aujourd’hui qu’il aimerait bien se reposer un peu. Il était de passage récemment au Centre Phi de Montréal, où la sommelière Véronique Rivest l’encourageait à déballer devant public les hauts et les bas de sa vie de collectionneur.
Du cidre au vin « bouché »
Fils d’un postier de campagne (le facteur Cheval n’est pas loin !), rien ne destinait l’ancien chaudronnier à plonger jusqu’au cou dans cette passion qui aujourd’hui lui arrache toujours des hoquets de bonheur (et quelques billets), tel un enfant qui découvre un nouveau jouet et veut vous le montrer. Car voilà, de la première gorgée de cidre partagée dans son coin de pays ligérien jusqu’aux vins « bouchés » (obturés d’un liège) dégustés entre copains, cet infatigable curieux a rapidement saisi l’intérêt de préserver pour mieux pérenniser le grand vin plutôt que de spéculer et de s’enrichir sur son dos.
En ce sens, Michel-Jack Chasseuil serait plutôt de la trempe d’un conservateur de musée que de celle d’un commissaire-priseur, un type tout simplement incapable de résister à l’envie de boucler une collection de millésimes parmi les bijoux liquides de la planète vin. Pour preuve ces 120 millésimes d’Yquem (dont le 1847) ou encore 80 cols de Petrus, sans compter sur ce flacon unique de Porto Noval 1931 et autre brochette des meilleures récoltes de la Romanée-Conti.
Les hauts et les bas de sa vie de collectionneur ? Avoir pu acheter les meilleurs vins dans les meilleurs millésimes avant l’inflation, mais surtout avant l’apparition des « faussaires » sur le marché et la consécration éventuelle de pouvoir transformer une partie de sa collection en musée classé au patrimoine mondial de l’UNESCO. À l’inverse, les prix aujourd’hui proprement démentiels exigés pour les crus d’exception (exemple : 500 000 euros pour la Romanée-Conti 1945 où seulement deux barriques ont été produites) et le fait de soutenir le rythme et d’être toujours fidèle (et argenté !) aux allocations que vous accordent les grandes maisons sans quoi vous êtes rayé de la liste.
A-t-il tort de ne pas boire tout simplement ses vins ? La question qui taraude ! Oui, car le vin est fait pour être bu. Et bien sûr évacué par les voies naturelles. Et non, car, à moins de s’appeler Banksy, il ne vous viendrait pas à l’idée de déchiqueter un Gauguin, un Picasso ou un Marc Séguin. Car il y a une part d’art dans le vin, même éphémère.
Les vins de François Chartier
Dans la série « Je revisite mes classiques », la gamme Chartier Créateur d’Harmonies s’affiche désormais dans une démarche incontournable. J’avancerais même qu’au fil des millésimes, la gamme s’inscrit comme une référence, du moins en ce qui a trait à la production hexagonale. Les étiquettes simples, claires et informatives précèdent un contenu qui non seulement est bon, mais traduit à merveille l’origine des cuvées. Normal, car le sommelier-négociant-éleveur voit à ses affaires, non seulement en s’entourant de gens compétents (dont l’œnologue Pascal Chatonnet et les Mezy au Clos des Augustins), mais aussi en s’assurant d’en contrôler à tout moment la traçabilité. Quelques mots sur les trois cuvées disponibles qui, à moins de 20 $, ne m’ont pas du tout laissé de marbre. Au contraire !Le Blanc 2015, Pays d’Oc, France (17,70 $ – 12068117) : Chardonnay, viognier et roussanne composent ici une cuvée inspirée (dans tous les sens du mot) de la biodynamie. La robe et les arômes ne présentent aucun signe de fatigue, révélant au contraire une vivacité de jeunesse que vient confirmer en bouche un fruité de pêche harmonieux, vivant et bien cadré. La finale, ronde et de belle longueur, file avec un charme indéniable et invite à poursuivre. Encore et encore ! À ce prix, un vin qui parle et raconte bien, ce qui n’est pas évident à ce prix (5) ★★★
Le Rosé 2017, Pays d’Oc, France (20 $ – 12253099) : Toujours en bordure méditerranéenne, cet assemblage de cinsault vieilles vignes, de grenache et de syrah demeure particulièrement festif au nez comme en bouche avec ses notes de fraise, de cerise, de pomme et de poivre. Plus qu’un rosé, un vin sec, léger et bien frais qui se tient, offrant caractère, crédibilité et une tenue de bouche impeccable. Un rosé quatre saisons ! (5) ★★★
Fronsac 2015, Bordeaux, France (18,05 $ — 12068070) : Près de 2 $ de moins que le 2010 dont je disais ici même qu’il était coloré, substantiel mais compact, avec une pointe d’austérité, tout en ne demandant qu’à se fondre ; le profil de ce 2015 est, quant à lui, une véritable bombe fruitée. Le cabernet franc y assure la charpente et la fraîcheur, alors que le merlot donne du ventre à un ensemble serré, bien mûr et encore une fois très frais. Il n’y a aucune raison valable pour que ce beau fronsac ne soit pas vendu à moins de 10 $ le verre dans tous les bons restos qui bichonnent leur clientèle ! Une réussite (5) ★★★ ©
Légende
(5) à boire d’ici cinq ans(5+) se conserve plus de cinq ans
(10+) se conserve dix ans ou plus
© devrait séjourner en carafe
★ appréciation en cinq étoiles