L’achigan, «celui qui se bat»

Il y a dans les eaux de nos lacs et de nos rivières une faune précieuse dont nous connaissons à peine la valeur gastronomique.
Photo: Élisabeth Cardin Il y a dans les eaux de nos lacs et de nos rivières une faune précieuse dont nous connaissons à peine la valeur gastronomique.

La crise écologique est une crise de la déconnexion : on ne préserve que ce qu’on aime. Pour renouer un lien intime avec notre territoire, il faut apprendre à le connaître, à le nommer et à le cuisiner. Deuxième d’une série de cinq textes sur la faune et la flore comestibles du Québec.

C’était à Lac-des-Plages, au bord du lac du même nom, en Outaouais. Chaque été sans exception, vos parents y louaient un chalet — une cabane, devrait-on dire — avec une chambre à l’étage et quelques lits de camp au grenier. Puis, un poêle à bois sur lequel vous faisiez cuire vos toasts : écrasées minces minces, légèrement brûlées, avec du caramel Grenache. Vous aimiez vous lever au petit matin, pour suivre votre père à la pêche.

Dans la chaloupe rouge et beige assortie au chalet, vous partiez à l’aube, armée d’une canne, d’un pot de styromousse rempli de vers de terre (vous n’aviez même pas peur d’y toucher, ni même de les couper en deux avec vos ongles) et des gréements : cuillères, rapalas, jiggers et autres leurres appartenant jadis à votre grand-père.

La pêche était miraculeuse : truites, achigans, brochets, perchaudes, crapets-soleils, et même, un jour, une énorme barbotte. Vous gardiez toutes vos prises, sauf les trop petites — et la barbotte, que vous aviez relâchée et qui avait pu regagner le fond du lac sans trop d’égratignures. Il fallut attendre trente ans avant qu’un ami pêcheur (et chef cuisinier) vous fasse goûter à ce poisson aux allures de gros chat. Ce soir-là, il y avait même au menu des écrevisses, que vous aviez aussi l’habitude de pêcher dans le lac des Plages, avec une épuisette et des saucisses à hot-dog. Avoir su que ça se mangeait, votre mère aurait sans doute pu cuisiner une casserole d’écrevisses aux épices cajun sur le feu.

Une faune précieuse

 

Il y a dans les eaux de nos lacs et de nos rivières une faune précieuse dont nous connaissons à peine la valeur gastronomique. À moins d’être pêcheur depuis l’enfance ou d’être un fin gourmet, qui peut clamer haut et fort qu’il ou elle intègre fréquemment à son menu la chair de l’achigan, de la barbotte, de la barbue, du corégone, du crapet, de la carpe, de la perchaude, de la ouitouche, de la lotte, de l’esturgeon, du maskinongé, du meunier ou de la ouananiche ? Pourquoi ne trouve-t-on que très rarement ces poissons dans les étalages de nos poissonneries et de nos supermarchés ?

Anthony Soulières-Côté est chargé de projet pour l’AFC (Aire faunique communautaire) du lac Saint-Pierre, un lac formé par l’élargissement du fleuve Saint-Laurent, entre Sorel et Trois-Rivières, et dans lequel on trouve 70 % des espèces de poissons d’eau douce présentes au Québec.

Selon lui, la disparition des poissons d’eau douce dans les marchés et les cuisines québécoises serait entre autres due à un manque de mise en valeur des poissons dans les médias et les commerces. « On trouve plein de recettes de truite et de saumon à la télé et sur le Web, mais très peu de recettes d’achigan, de lotte ou d’esturgeon jaune, dit-il. Les gens ont peur et ne savent pas comment les apprêter. Ici, la plupart des pêcheurs remettent ces poissons à l’eau. Ça n’est plus dans notre culture de manger nos prises, sauf peut-être le doré ou la truite. »

Le go pour la perchaude

 

En effet, même sur le plan commercial, la pêche sur le lac Saint-Pierre n’est plus tellement populaire. La plupart des espèces sont boudées par les acheteurs, et la pêche à la perchaude, qui constituait une bonne partie du revenu des pêcheurs commerciaux, est empêchée par un troisième moratoire de cinq ans d’affilée. « Il faut attendre que les biologistes donnent le go pour la perchaude. Il semble y avoir un problème de remontée de la population », explique M. Soulières-Côté.

En attendant, l’AFC du lac Saint-Pierre continue de valoriser la pêche sportive et de sensibiliser les gens à la préservation du milieu et de ses ressources.

Pendant que biologistes et divers organismes gardent un oeil sur les écosystèmes, certains chefs cuisiniers oeuvrent à faciliter l’accès aux ressources et se font un devoir de présenter dans leur menu des poissons qui gagneraient à être connus.

Stéphane Modat, chef-propriétaire du restaurant Le Clan, à Québec, est reconnu pour sa cuisine locale et saisonnière et pour son amour du territoire québécois. Selon lui, il est essentiel que le Québec se dote d’une plus grande autonomie alimentaire en ce qui a trait aux produits frais. « On n’a rien à envier à personne ! On peut délaisser l’importation et créer une gastronomie locale extraordinaire avec nos ressources. Je cuisine le doré, l’achigan et le grand corégone. On a fait du tarama d’oeuf de carpe, des plats avec de la moelle d’esturgeon et même avec du foie de lotte ! »

Le gros problème, selon lui, se trouve dans la distribution. « Il faut quasiment connaître un pêcheur personnellement. Les chefs ont beau faire la promotion des espèces méconnues, on va trouver ces poissons-là sur nos étals quand l’industrie de la pêche et les distributeurs vont se mettre à en faire la promotion et à en faciliter l’accès. »

D’ici là, Stéphane Modat va continuer à se battre tel un achigan (dont le nom issu de l’algonquin signifie « celui qui se bat ») pour une gastronomie digne des richesses de nos paysages et de notre histoire culinaire commune.

Une recette d’achigan dure à battre

L’achigan à petite bouche et l’achigan à grande bouche sont présents dans tout le sud du Québec (avec une répartition un peu plus nordique pour l’achigan à petite bouche). Ils sont tous les deux de bons combattants et donnent du fil à retordre à quiconque a la chance d’en avoir un accroché à son hameçon. Mais au-delà du plaisir que l’on peut avoir à en sortir un de l’eau, ils offrent une chair floconneuse et savoureuse d’une grande qualité gastronomique. Historiquement, on a apprêté l’achigan de tellement de manières ! Poché au vin blanc, grillé au beurre, en chaudrée, bouilli avec des pommes de terre et de la crème, en pâtes farcies ou en croûte de sel. Fouiller dans les archives culinaires de nos ancêtres peut nous en apprendre beaucoup sur les manières d’apprêter ce délicieux poisson blanc.


Brandade d’achigan à la feuille d’ail sauvage de Stéphane Modat*
Pour 4
Préparation 30 minutes

Cuisson 15 minutes


500 ml de lait

3 gousses d’ail

1 branche de thym

1 feuille de laurier

1 livre et demi d’achigan sans arêtes et sans peau

60 ml de beurre

10 feuilles d’ail sauvage (ail des bois)

500 ml de purée de pomme de terre


Dans une grande casserole, porter à ébullition le lait, l’ail, le thym et le laurier.
Ajouter l’achigan et cuire 15 minutes à frémissement.

Pendant ce temps, dans un robot culinaire, réduire en purée le beurre et les feuilles d’ail.

Dans un bol, mettre la purée de pomme de terre. Égoutter le poisson et l’incorporer à la purée. Ajouter le beurre parfumé à l’ail et mélanger.

Dresser dans un plat creux et servir !


* Recette tirée du livre Cuisine de pêche, écrit par Stéphane Modat et publié aux Éditions La Presse



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