La tourtière du Lac-Saint-Jean

La tourtière accompagne les réveillons de Noël ou du jour de l’An de pratiquement toutes les familles du Saguenay–Lac-Saint-Jean depuis le début de la colonisation en 1838 et avant cela, de nos ancêtres dans Charlevoix sous l’appellation « cipâte ».
Dans ma famille, au Lac-Bouchette, elle est immanquablement sur la table au repas du jour de l’An chez « Maman Lucie » et « Papa Fernand », mes grands-parents paternels. Elle trône, superbe, au centre de la table dans son gigantesque chaudron de fonte noire, réchauffant les convives d’un amour maternel après sa cuisson lente ayant duré toute la nuit. Elle est entourée de ses accompagnements traditionnels : betteraves et oignons marinés, salade à la crème et un intrigant aspic au chou (contribution originale de mon arrière-grand-mère maternelle).
Question de travailler la patience des enfants, on ne peut s’attabler qu’après avoir reçu l’ancestrale bénédiction paternelle, les interminables voeux de bonne santé, le tout clôturé par un décapant verre de cognac ! La recette que je vous envoie est mon adaptation personnelle de ce plat mémorable. J’ai essayé de rendre hommage à mes ancêtres en créant un plat goûteux tout en gardant les assaisonnements sur un mode simple mais traditionnel.
Le mot de l'historien Jean-Marie Francoeur

C’est vrai : le véritable nom de ce plat est « six-pâtes », parce qu’à l’époque, le feuilletage se faisait feuillet par feuillet. Dans la recette « Pâte délicate pour toutes sortes de tourtes de viande », François Marin, dans Les dons de Comus (1739), termine sa description ainsi : « Maniez bien votre pâte, en sorte qu’elle soit un peu molle liante. Ensuite vous l’abaissez y mettez un quart de beurre sur la quantité de pâte. Vous l’étendez l’enfermez bien la laissez reposer : ensuite il faut étendre cette pâte bien mince, mais surtout prendre garde que le beurre n’en sorte, pliez-la l’un sur l’autre, l’étendez encore jusqu’à six fois en deux tems, vous en servez. »
« l’étendez encore jusqu’à six fois en deux tems » : voilà la confirmation de l’origine du terme « six-pâtes ». Auparavant, on élaborait la pâte feuilletée feuillet par feuillet selon la méthode arabe — feuillet qui se nomme « phyllo » en grec. Pierre-François de La Varenne utilise les deux méthodes. Il est le premier à employer le procédé du feuilletage par pliage. On fabriquait des quatre pâtes, des six pâtes, des douze pâtes et jusqu’à des trente-six pâtes pour un célèbre pâté hongrois.
Au Québec, il porte plusieurs noms : six-pâtes, cipaille, pâté des Anciens, pâté de Noël, pâté de Pâques, etc. Sa composition varie. Le six-pâtes peut contenir de la « viande des bois » — orignal, caribou, chevreuil, lièvre, perdrix — en plus des viandes de boucherie — veau, boeuf, porc, dinde, poulet, canard, oie.
La version québécoise est attestée dès 1646 dans le Journal des Jésuites chez les Ursulines sous le nom de « tourtière » parce que cuite dans une tourtière : « les religieuses envoyèrent […] sur le disner deux belles pièces de tourtière. » Félix-Antoine Savard confirme : « Tourtière présentée dans un chaudron de fer : perdrix, lièvre, morceaux de porc, le tout enrobé de pâte dorée. » Les gens du Lac-Saint-Jean nomment ce plat « tourtière » parce qu’à l’origine, il était cuit dans l’ustensile nommé « tourtière » — c’est aussi pour le différencier du pâté à la viande, nommé tourtière de nos jours ailleurs au Québec, formé de chair hachée plutôt qu’en cubes comme dans la « tourtière du Lac ». Ailleurs au Québec, il se dit six-pâtes, d’après la méthode pâtissière séculaire.
François Massialot, dans Le nouveau cuisinier royal et bourgeois (1712), le nomme pâté à la royale : « C’est un pâté qui se sert ordinairement pour grosse entrée ; il y entre une éclanche (épaule) de mouton désossée, des filets de boeuf, des perdrix, le tout bien lardé de gros lard, moitié jambon, moitié lard, avec du lard pilé dessous la viande, avec toutes sortes de fines herbes bon assaisonnement, une petite pointe d’ail, sur tout le bien nourrir, qu’il cuise dix heures ; avant que de le servir, il faut le bien dégraisser, y mettre une sausse hachée faite au coulis de perdrix. » La pomme de terre n’y fut ajoutée qu’au début du XIXe siècle.