Affrontement de deux visions de la gastronomie

Le foie gras de canard a fait perdre la tête à la Commission de la capitale nationale (CCN) qui, en retirant ce produit fin du banquet d'ouverture de son Bal de Neige, le 4 février prochain à Ottawa, vient de «donner du poids au comportement extrémiste» des animalistes et confirmer au passage le clivage gastronomique entre francophones et anglophones, déplore le sociologue de l'alimentation Jean-Pierre Lemasson.
«Je suis étonné que cela se passe si près de chez nous, a indiqué hier au Devoir le prof de l'Université du Québec à Montréal (UQAM). D'ordinaire, ce genre de controverses intervient aux États-Unis. La rivière des Outaouais est donc aussi une frontière entre deux conceptions de la gastronomie, l'une festive et l'autre, puritaine.»Cette nouvelle controverse autour du foie gras a été déclenchée en début de semaine quand la CCN a annoncé un changement important à son événement intitulé les Saveurs du Bal de Neige. À l'origine, le chef montréalais Martin Picard, du restaurant Au pied de cochon, célèbre pour sa poutine au foie gras de canard, devait y officier un repas pour 450 convives au Musée canadien de la civilisation. Le repas était sous le thème de la cabane à sucre dans le cadre de ce festival urbain hivernal. Picard a été remplacé par le chef Michael Smith, de l'Île-du-Prince-Édouard, et son menu aux accents atlantiques.
La raison? Peu avant Noël, le cuisinier Martin Picard a préféré se retirer de l'aventure après que la Commission, de concert avec le commanditaire de l'événement, la multinationale américaine American Express, eurent choisi de ne pas mettre de foie gras de canard au programme. Les organisateurs ont ainsi cédé aux pressions d'activistes qui, en apprenant en décembre dernier la venue de Martin Picard, un spécialiste de plats à base de foie gras, ont exprimé leur crainte de voir ce produit inscrit au menu.
«Nous ne nous attendions pas à être impliqués dans ce débat, a indiqué hier la porte-parole de la Commission, Lucie Caron. En tant qu'agence responsable de la planification du Bal de Neige, nous voulions nous assurer que tous les participants puissent vivre une expérience positive lors de cette soirée. Nous avons donc convenu de ne pas aller de l'avant avec le foie gras.»
Jean-Pierre Lemasson qualifie cette décision de «mauvaise». «Il y a là une profonde incompréhension culturelle exprimée par la Commission, dit-il. Pour un francophone, manger du foie du gras, c'est manger de la culture. Elle a préféré faire fi de cette dimension en accréditant les thèses de groupes extrémistes qui ne voient pas la nourriture comme un prétexte à la réjouissance, mais comme un espace d'expression de valeurs puritaines.»
La CCN n'a pas été en mesure hier de chiffrer le nombre de plaintes reçues à son bureau. En décembre dernier, un groupe baptisé Ottawa Animal Defense League a tenu une manifestation en marge de la conférence de presse annonçant la tenue du banquet. Le groupuscule animaliste est connu dans la capitale, où, en mai dernier, il a déjà mené des campagnes contre plusieurs restaurants de la ville ayant du foie gras au menu. Selon eux, le gavage des oiseaux, nécessaire pour obtenir ce produit fin, est qualifié de «torture», même si les sciences naturelles tendent à démontrer le contraire.
Malgré nos appels, il n'a pas été possible de parler à M. Picard hier.