Le guide alimentaire a-t-il résisté à la propagande ?

Au terme de cinq ans de réflexion et de trois ans de consultations, Santé Canada a finalement rendu publique en début de semaine la nouvelle version de son guide alimentaire. La révision a principalement été cosmétique, ont dénoncé les détracteurs de ce document de référence. Peut-être. Mais elle démontre tout de même qu'en matière de nutrition, le ministère de la Santé semble désormais vouloir se tenir un peu plus loin des influences néfastes.
Les producteurs laitiers du Canada ont sans doute eu des petits problèmes de digestion au lendemain de la publication du nouveau Guide alimentaire canadien plus tôt cette semaine.Vertement opposés à l'entrée dans ce document de référence des boissons à base de soya — aux côtés de leur blanche boisson —, ces producteurs ont multiplié dans les derniers mois les pressions sur le ministère fédéral de la Santé lors des séances des consultations publiques concernant la révision du guide. Ils ont aussi téléguidé des campagnes d'infopublicité dans différents médias pour dénoncer l'amalgame fait entre le lait de vache et le lait de soya. En vain.
La huitième version du Guide alimentaire canadien depuis sa création en 1942 fait désormais une large place à cette boisson tirée de la légumineuse et considérée comme une autre source, non lactée, de calcium et de vitamine D. La boisson de soya trône désormais sur la page couverture du document revu et corrigé, mais aussi dans une nouvelle catégorie d'aliments rebaptisée spécialement pour elle «lait et substituts» plutôt que «produits laitiers».
«Les boissons de soya n'existaient pas en 1992 [date à laquelle remonte la dernière version du guide]», résume Chantal Martineau, qui a piloté la révision du guide. «Ce sont aujourd'hui des solutions de rechange au lait et nous devions les inclure. Nous avons écouté tous les points de vue sur cette question, mais le guide n'est pas là pour faire la promotion de produits. Il est là pour faire la promotion de la santé.»
L'anecdote sur la boisson de soya peut paraître futile. Pourtant, elle témoigne à elle seule d'un petit changement de cap qui transparaît désormais dans le nouveau guide, dont la révision, bien que principalement cosmétique, prend désormais un peu plus ses distances de plusieurs groupes de pression liés au monde de l'alimentation.
«C'est un document qui a su résister à beaucoup de tentations, a résumé Paul-Guy Duhamel, président de l'Ordre professionnel des diététistes du Québec (OPDQ), au lendemain de sa publication. À la première lecture, on se rend compte que le nouveau guide s'appuie finalement sur les apports nutritionnels de référence [des normes diététiques issues de la recherche en nutrition et qui font consensus]» plutôt que sur les caprices, les souhaits et les «recommandations» souvent orientées de l'industrie agroalimentaire.
Malbouffe dans la mire
Les laits de soya ne sont d'ailleurs pas les seuls à en témoigner. Au terme des consultations qui ont amené Santé Canada à parcourir le pays depuis trois ans pour prendre le pouls des citoyens sur le nouveau guide, le ministère en a présenté une ébauche où les conseils d'usage sur la malbouffe, ces aliments trop gras, trop sucrés ou trop salés, avaient partiellement disparu.
C'était l'an dernier, et la levée de boucliers de plusieurs nutritionnistes a finalement forcé le gouvernement à revoir cette décision dont les géants de la bouffe industrielle se seraient pourtant bien accommodés.
Les devoirs ont été refaits. Désormais, le guide ne parle plus de «consommer avec modération» ce qu'en 1992 Santé Canada désignait simplement, et de manière nébuleuse, comme les «autres aliments». Non. La cuvée 2007 du document nomme clairement les fruits de la malbouffe tout en recommandant de «limiter la consommation» de ces aliments — beignes, barres granola, croustilles, frites, alcool, desserts surgelés, pour ne citer que ces derniers.
Ce choix ne devrait d'ailleurs pas faire sourire les fabricants de muffins industriels, qui voient désormais leurs produits entrer dans cette catégorie. Ironiquement, quinze ans plus tôt ce même aliment illustrait celle des produits céréaliers. Mais les temps changent.
«Les muffins et les barres granola santé existent toujours lorsqu'on les fait nous-mêmes, dit Mme Martineau. Mais la majorité de ceux que l'on consomme aujourd'hui sont achetés dans les commerces» et trop riches en sucre, en sel et en gras. Forcément, ils n'ont pas leur place dans une alimentation saine, estime le ministère fédéral de la Santé.
Les géants des boissons gazeuses n'ont pas été épargnés non plus. Au terme d'une révision qui a coûté 1,5 million à Santé Canada, Bien manger avec le Guide alimentaire canadien — c'est le titre officiel du guide — affiche désormais une nouvelle mise en garde: «buvez de l'eau pour étancher votre soif».
La recommandation vise bien sûr indirectement les nombreuses boissons à la mode, «boissons aromatisées aux fruits, boissons gazeuses, boissons sportives et énergisantes, boissons sucrées chaudes ou froides», qui plus loin dans le document sont ainsi montrées du doigt. Au grand dam de l'industrie de la bulle, qui se serait bien passée de cette mauvaise publicité alimentée par un document gouvernemental.
«Nous voulions cette fois être plus directs. Pas pour nous distancer de l'industrie, ce n'était pas notre objectif, mais pour répondre à nos impératifs d'éducation en matière de santé et d'alimentation», explique Chantal Martineau, qui reconnaît que la timidité de Santé Canada envers la malbouffe dans le précédent guide lui a valu bien des critiques et des accusations de complaisance envers l'univers gastro-économique.
Personnaliser, mais pas trop
En parlant de «viandes» plutôt que de poulet, de boeuf ou d'agneau, le guide a aussi décidé de se tenir loin de tout conflit d'intérêts en «favorisant une production agricole plutôt qu'une autre», ajoute la fonctionnaire. Cette logique a d'ailleurs poussé Santé Canada à offrir la possibilité aux consommateurs de construire, s'ils le veulent, un guide sur mesure, par l'entremise d'Internet, avec les illustrations de leur choix. En mettant ici une aubergine, là un contenant de lait de soya et ici un poisson, par exemple.
Reste que cette personnalisation aurait pu aller plus loin, estime la diététiste Marielle Ledoux, de l'Université de Montréal. «Désormais, Santé Canada segmente ses recommandations par groupe d'âge et par sexe, dit-elle. C'est bien. Mais c'est encore trop généraliste. Pas assez près des gens.»
La technologie aurait d'ailleurs pu donner cette caractéristique au document, le plus commandé au gouvernement fédéral après... les déclarations de revenus. Comment? Avec, par exemple, un site exploitant des profils précis de consommateurs reposant sur l'âge plutôt que sur une tranche d'âge, sur le poids, les aliments préférés, les contraintes de temps, etc., afin de générer des recommandations sur mesure.
À l'heure où l'alimentation fait naître bien des questions et très peu de réponses claires, l'approche aurait sans doute été appréciée par les consommateurs. Mais elle a été repoussée par Santé Canada, qui avoue que, «faire des guides pour chaque code génétique, c'est compliqué», dit Mme Martineau. «Et puis, nous ne voulons pas nuire au travail des diététistes en offrant des outils qui sont déjà là et que cette profession utilise.» Comme quoi, dans le monde de la nutrition et de l'alimentation, il y a des lobbies qui sont maintenant plus influents que d'autres.