La douceur a encore sa place

Une oeuvre de maçonnerie à Yquem.
Photo: Une oeuvre de maçonnerie à Yquem.

Il ne fait aucun doute que, pour nos palais modernes, les vins dits liquoreux sont souvent forts en alcool, quoique les rouges soient maintenant près de 14 ° en général, évidemment faibles en tanins et fortement saturés de sucre. Ces vins sucrés sont donc enivrants et fatigants; ils ne sont pas désaltérants, ils se marient avec peu de mets et assassinent les autres vins qu'on voudrait boire par la suite. Si on ajoute que la mode «mince et léger» rebute plus d'un amateur et que les rouges sont de plus en plus puissants et gourmands, les malheureux liquoreux n'ont vraiment pas tous les atouts pour se faire valoir.

À propos de liquoreux, il convient de préciser que si le mot s'applique seulement aux vins blancs, il n'indique pas avec précision la teneur en sucre. On estime habituellement qu'un vin qui contient 50 g de sucre par litre est liquoreux ou à tout le moins moelleux quand il frise les 20 g. En deçà, il est demi-sec (ou demi-doux), comme certains vins d'Alsace.

De toute évidence, les frontières de la sucrosité sont floues. Chaque région, chaque pays y va de son propre goût, basé sur sa propre culture gastronomique pour établir la sucrosité d'un produit. Il sera toujours difficile de satisfaire tout le monde avec une réglementation claire quand il s'agit de demander à un États-Unien, un Autrichien, un Japonais ou un Sud-Africain de tracer la ligne de confort de la sensation sucrée.

Là où tous s'entendent, c'est sur l'incomparable et merveilleux bouquet, la richesse d'arômes de tous les vins faits à partir du raisin atteint de la pourriture noble (due à un champignon minuscule, le botrytis cirenea). Celui-ci prospère à l'automne, parfois jusqu'aux gelées, dans les brumes du matin. Son action détend et brunit la pellicule du raisin et laisse l'eau s'évaporer, ratatinant le grain, concentrant le sucre et les arômes. En Alsace, il faut attendre parfois jusqu'à la fin de novembre, à la suite des vendanges tardives, pour que le botrytis ait fait son oeuvre.

Ailleurs, à Anjou, Jurançon, Monbazillac, et particulièrement pour le sauternais, on vendange en octobre, toujours avec ces petits raisins joliment pourris et délicats. La vendange doit se faire par temps sec et par tris (cueillettes) successifs, au fur et à mesure que le grain se «rôtit». La vinification n'est pas simple. Les moûts obtenus, gorgés de sucre, donneraient parfois des vins à 20 ° d'alcool si on n'arrêtait pas la fermentation aux environs de 14 °, à l'aide de SO2. Il reste donc le sucre, qui fit naguère un des charmes de ces vins pour en être aujourd'hui le malheureux ennemi.

Pour apprécier les vins moelleux et liquoreux, il est vrai qu'il ne faut pas en abuser. Un des éléments les plus importants à respecter, c'est la température de service, qui doit se situer tout près de 8 °C. Ensuite, il faut savoir marier ces vins puissants et riches avec les mets qui leur conviennent le plus: le foie gras, les abats fins, les crustacés, les cuisses de grenouille, les poissons gras, surtout en sauce, l'oie, le canard cuisiné, les fromages bleus et les chèvres, entre autres. Servir ces vins sur un dessert est risqué. L'addition «sucre sur sucre» ne plaît guère à tous les convives.

Là où les vins moelleux réussissent le mieux, c'est sur les truffes, les légumes réputés impossibles à marier avec le vin, par exemple les asperges et les artichauts, sur certains plats en vinaigrette ainsi que sur les oeufs et les légumes secs, comme j'avais le bonheur de m'en régaler, plus jeune, en Bourgogne.

Parmi les plus liquoreux, on reconnaît bien sûr, en premier lieu, les plus extravagants, le sauternes et le Barsac, Bommes (de loin mon préféré), Fargues et Preignac. Outre l'incomparable, le royal Château d'Yquem, on peut choisir à moindres prix La Tour Blanche, Lafaurie-Peyraguey, Rayne-Vigneau, Suduiraut, Coutet, l'irrésistible Climens, Guiraud, Rieussec ou certains seconds crus formidables notamment Doisy-Daëne, Arche, Filhot et Malle. Moins coûteux, souvent fort agréables, préparés selon les mêmes techniques que les sauternes et à partir des mêmes cépages (sémillon, sauvignon et muscadelle) sont les voisins Loupiac, Cérons, Sainte-Croix-du-Mont et Cadillac.

D'autres régions du Bordelais produisent des vins liquoreux ou plus exactement moelleux, parfois intéressants dans les appellations Blaye, Bourg, Haut-Bénauge, Saint-Macaire, Vayres, Sainte-Foix et surtout le délectable Cérons. Malheureusement, ces autres bordeaux moelleux et Premières Côtes de Bordeaux sont assez rares et difficiles à trouver.

Non loin de la Gironde, dans la Dordogne voisine, le Monbazillac est à tous points de vue comparable au sauternes. Peut-être parfois un peu plus sucré, souvent moins fin, mais de toute évidence moins cher. Dans la même région de Bergerac, on produit aussi des blancs moelleux, la Rosette, le Montravel et Saussignac. Un peu plus au sud, il faut noter l'agréable Gaillac Doux et quelques Côtes de Duras. Encore plus au sud, près de Pau, le sublime Jurançon cache, au pied des Pyrénées, des flacons couleur or d'exception.

L'autre grande région des moelleux, c'est l'Anjou. Un autre paradis pour le botrytis, où il fait des miracles sur la Coulée-de-Serrant et les autres Savennières, désormais et trop souvent vinifiés en secs. Il reste quand même quelques grands crus où le cépage chenin est roi, comme ceux des Coteaux-du-Layon, Bonnezeaux et les si fins Quarts-de-Chaumes. En Touraine, même problème avec le Vouray, qu'on ne fait plus guère en doux. C'est bien dommage car les Vouray moelleux sont d'une très grande délicatesse.

À part les curieux et rares vins de paille du Jura, les autres vins doux d'exception de France sont produits en Alsace sous la mention «Vendange tardive» ou «Sélection grain noble» issue principalement de riesling, gewurztraminer. Leur potentiel de garde est phénoménal, ils sont exquis et malheureusement très coûteux.

Ailleurs dans le monde, les Autrichiens demeurent les maîtres en matière de vin doux et liquoreux. Les Allemands, quant à eux, produisent de beaux vins moelleux depuis des lustres, mais leur distribution hors frontière est difficile et leur étiquette incompréhensible pour la majorité des acheteurs. Il n'y a qu'en Hongrie que le légendaire Tokaiji Aszu résiste au temps grâce à ce goût unique et sublime, connu et reconnu depuis l'époque des tsars. Tout près de nous, le vin de glace des différentes régions canadiennes a la cote sur tous les marchés de liquoreux. Mais nul n'est prophète en son pays. Pour certains, il arbore une touche exotique avec cette image de neige et de froid. Il est généralement très sucré et souvent très cher.

Il faut donc comprendre que le choix de vins liquoreux ou moelleux est grand: il va de tendre à sirupeux, d'abordable à extravagant. Cela montre que tout n'est pas perdu et qu'un jour on boira encore du vin sucré à petites doses et sur des mets fins, pas seulement en apéro.

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Les vins de la semaine

Échelle de notation
défectueux - vide 0
très inférieur - médiocre 1
commun - passable 2
convenable - moyen 3
agréable - bon 4
supérieur - très bon 5
très supérieur - rare 6
excellent - très rare 7
parfait - unique 8
absolu - achevé 9
produit régulier R
produit de spécialité SP
boutique Signature SI
Éclatant, agréable

Château La Lieue 2005
Rouge, France
Coteaux varois, No 605287, 12,75 $
Ce vin de culture agrobiologique issu de grenache, de carignan et de mourvèdre a un bel éclat de fruit noir bien mûr, d'épices et de réglisse. La première impression est franche, joliment boisée, avec un corps à la fois souple et capiteux. La longueur est bonne et le prix très agréable. 3-3-4.

Épicé, complet
Roseline 2004
Rouge, France, Côtes-de-Provence, No 642595, 15 $
Réputé surtout pour son classique rosé, le Roseline produit des rouges où les Côtes-de-Provence imposent leur style de vins chaleureux, intenses et agréables. Le nez embaume la cerise, le poivron vert et les épices. La bouche est bien équilibrée et juste assez charpentée. La cuvée Roseline Prestige est aussi à goûter avec sa générosité. 3-4-4.

Net, vif, jolie
Château Dubois Challon 2004
Blanc, France, Bordeaux, No 10523711, 15,35 $
Très joli vin blanc sec, sculpté par l'assemblage typiquement bordelais de sauvignon et de sémillon avec une touche de muscadelle. Un nez juste assez charmeur avec de la pomme, de la pêche et un peu d'agrumes confits. La bouche est vive et la chair attrayante. La persistance s'installe avec une fraîcheur qui appelle les huîtres. 4-4-5.

Franc, étoffé, fin
Tenuta del Portale 2003
Rouge, Italie, Basilicate, No 907667, 18,25 $
Un charmant nez parfumé. Les effluves complexes rappellent entre autres choses la fleur, les fruits rouges et la terre chaude. La première impression fraîche trace la voie aux tanins souples, fins et persistants. La finale est capiteuse, un peu sauvage et étoffée. Un délice. 4-5-6.

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