La peur, meilleure amie de l’Homme?

La boxeuse Kim Clavel a deux blessures au visage à la suite d’un combat.
Photo: Marie-France Coallier Le Devoir La boxeuse Kim Clavel a deux blessures au visage à la suite d’un combat.

Le pugilat a la cote. La popularité des tutoriels en ligne en témoigne, tout comme les événements surmédiatisés et les questions légales soulevées par la pratique de certaines disciplines. Avec cette courte série, Le Devoir se penche sur le monde des arts de la guerre et des sports de combat, en s’intéressant à certaines idées reçues. Aujourd’hui : pour un combattant, de quoi la peur est-elle le nom ?

Le légendaire entraîneur de boxe Constantine « Cus » d’Amato est mort le 4 novembre 1985, presque exactement un an avant que son protégé, Mike Tyson, ne devienne le plus jeune champion du monde des poids lourds de l’histoire. Le « Kid Dynamite » battait alors de quelques mois le record de Floyd Patterson — un autre boxeur que d’Amato avait entraîné.

Longtemps impliqué auprès des jeunes de milieux défavorisés, Cus d’Amato avait pour son dire que la peur est la meilleure amie de l’Homme. « Sans elle, vous êtes mort », se plaisait-il à affirmer. En 1977, à l’époque où d’Amato rencontre le jeune Mike Tyson, encore délinquant juvénile, Roland Barthes publie aux Éditions du Seuil ses Fragments d’un discours amoureux.

Dans ce « portrait structural », l’intellectuel français postule que « l’angoisse d’amour » correspond peut-être à la crainte d’un deuil qui a déjà eu lieu.

La guérison passerait, en quelque sorte, par ce constat nécessaire à l’avancement de l’endeuillé : « Ne soyez plus angoissé, vous l’avez déjà perdu(e). »

Photo: Carlos Schiebeck Agence France-Presse Mike Tyson (à gauche) se bat contre Trevor Berbick en 1986 à Las Vegas et devient le plus jeune champion du monde des poids lourds de l’histoire.

Omniprésente dans le sport et les arts de la guerre, la peur se décline en une pléthore de formes qui malheureusement sont souvent tues par volonté de paraître indestructible.

 

De quoi au juste la peur est-elle le nom pour les combattants ? Et quels constats nécessaires doit-on faire entrer dans la tête de ceux-ci ?

Le noble art

 

Le premier coup de poing que la boxeuse Kim Clavel s’est pris en pleine figure était une œuvre d’art. « J’étais insultée, mais aussi émerveillée. Je me disais : “Comment as-tu fait ça ? Je veux apprendre à faire la même chose.” »

Pour cette infirmière de formation devenue boxeuse professionnelle, la peur s’avère protéiforme. « Il y a la peur de l’échec, la peur de la douleur, et surtout celle de ne pas satisfaire ses entraîneurs. La boxe est un sport individuel, mais il y a toute une équipe derrière toi. Par-dessus tout, au niveau professionnel, c’est hypermédiatisé. »

Selon l’athlète de 29 ans, le spectacle se déroule aussi au péril de la santé des pugilistes. « Quand c’est pour le show, ça devient dangereux. Le monde adore voir les poids lourds se knocker. Les promoteurs aiment ça ; ça fait vendre des billets. C’est connu : les boxeurs plus techniques attirent moins les foules. »

L’entraîneur de boxe et de MMA François Duguay s’occupe de pugilistes depuis 1992. « La peur, pour un boxeur, ça peut être celle de mal paraître. Mais aussi — et c’est normal — la peur de se faire faire mal. C’est difficile à enlever de la tête d’un gars. Mais ça te permet de rester focus. Comme disait d’Amato, il faut en faire sa meilleure amie. »

Duguay déplore toutefois le fait que le grand public voie la boxe comme une quête aveugle du K.-O. : « C’est pas mal plus un combat face à toi-même. L’adversaire est là pour que tu voies où tu es rendu. »

Il avoue que les entraîneurs qu’il connaît ont rarement des discussions avec leurs boxeurs au sujet de la peur. « Un jeune boxeur que j’ai entraîné m’a confié qu’il avait la chienne avant chaque combat et que le jour où il a entendu Georges St-Pierre dire que lui aussi avait la chienne, ça lui a ouvert les yeux. » Lui-même boxeur durant plusieurs années, François Duguay explique qu’il aurait sans doute bénéficié de l’expertise d’un entraîneur qui lui aurait appris à apprivoiser ses craintes.

Le mental

 

Le boxeur David Whittom est décédé le 16 mars 2018, après 10 mois passés dans le coma. François Duguay était son coach. Un peu avant son ultime combat, contre Gary Kopas, le 27 mai 2017, Whittom s’était confié, un peu par hasard, à un psychologue sportif.

« Il venait pour accompagner un boxeur du Nouveau-Brunswick, précise Duguay. Dans le vestiaire, il posait des questions à David : “Te vois-tu gagnant ? L’arbitre va lever quelle main ?” C’est là que David a dit que c’est dans une chambre, avant un combat, qu’il se sentait bien. C’était quasiment son testament ; la boxe l’avait ramené dans le droit chemin. »

Le préparateur mental Fabien Abejean accompagne des athlètes de très haut niveau depuis des années. Selon lui, le concept de peur est relativement bien connu par les professionnels. « On mélange parfois anxiété et peur. La peur est la prise de conscience du danger. L’anxiété est la crainte de ce danger. »

Quand c’est pour le show, ça devient dangereux. Le monde adore voir les poids lourds se knocker. Les promoteurs aiment ça ; ça fait vendre des billets. C’est connu : les boxeurs plus techniques attirent moins les foules. 

 

Il explique que de nouvelles approches axées sur la pleine conscience et l’acceptation de ce qui se passe sur les plans physique et cognitif chez l’athlète sont désormais privilégiées. « C’est sûr que dans les sports de combat, l’intégrité physique est mise en jeu. La perception du danger est plus grande qu’en athlétisme, par exemple. Mais les concepts sont les mêmes. »

À son avis, l’une des mauvaises réactions que la peur entraîne est la tentative d’analyse. « On se perd dans le compliqué alors qu’on devrait aller vers le facile. En anglais, on utilise l’expression “paralysis by analysis” ».

Diverses techniques sont utilisées par les préparateurs : « Un concept avec lequel on travaille se nomme l’imagerie ironique. Au cours des 70 dernières années, on a voulu se visualiser positivement. Mais si ça n’arrive pas ? C’est compliqué. Alors on encourage l’athlète à composer avec ça. C’est intéressant pour ceux qui travaillent avec la prise de risques. »

La Terre n’est pas ronde

Le niveau de concentration exceptionnel dont font preuve les boxeurs s’exprime à travers une boutade de Kim Clavel : « Pour moi, la Terre n’est pas ronde, elle est carrée. C’est le ring. Tu fais face à l’adversité, tu trouves des solutions, tu parles avec ton équipe, tu t’adaptes. »

Mais, cela dit, que se passe-t-il quand tout s’arrête ? Quand on accroche les gants ? La peur que l’athlète canalise trouve-t-elle une manière de revenir autrement ?

« Ça fait 14 ans que je boxe, dit Clavel. Si je n’avais pas peur de recevoir des coups, ça ne marcherait pas. Toutefois, l’une des dernières peurs que j’ai est d’être inactive plus tard. L’entraînement de boxe est tellement complet. Ce sport m’a tant apporté : un cardio exceptionnel, une hygiène de vie, une discipline. »

François Duguay croit quant à lui qu’il existe cependant bel et bien une peur du futur chez les combattants ; ce qu’on pourrait même qualifier de détresse psychologique.

Photo: Agence France-Presse En 1974, le champion des poids lourds Mohamed Ali (né Cassius Clay, à droite) met George Foreman K.-O. dans un combat devant 60 000 personnes au stade de Kinshasa et des millions de téléspectateurs.

« Je pense que pour le gars qui a vécu toute sa vie dans un gym, celui que la boxe a sorti du trou, le fait de cesser de combattre apporte un deuil. D’après moi, la détresse vient plus de ça : l’après. Mais tu sais, tu peux toujours donner au suivant après ta carrière. »

L’autre peur

Si la peur fait partie intégrante des sports de combat, celle que les arts de la guerre convoquent est toutefois différente.

 

André-Jacques Serei, qui cumule 60 ans d’arts martiaux en tout genre et qui a développé une méthode d’autodéfense appelée Système de défense Serei, nous renvoie aux mots du spécialiste en sécurité Gavin de Becker (l’une des inspirations derrière l’agent Albert Rosenfield dans la série Twin Peaks).

D’après ce dernier, la peur — la vraie — est un cadeau, tandis que la peur injustifiée est une malédiction. Connaître la différence entre les deux peut sauver des vies. « Du point de vue de la défense personnelle, c’est un moyen de prévenir la violence », explique M. Serei.

Même son de cloche du côté de Khan Rooney, spécialiste en armes historiques, qui a longtemps pratiqué le judo et le ninjutsu. « C’est un outil extrêmement important, la peur ; c’est crucial pour tous les mammifères. Il faut être fou pour ne pas avoir peur. Et c’est par ailleurs l’une des premières motivations des individus qui veulent apprendre à se défendre : apprendre à ne plus être paralysés par celle-ci. »

La seule peur intéressante, du point de vue de la défense personnelle, serait donc celle qui fait appel à l’instinct de survie, selon M. Serei. « L’ascenseur s’ouvre et il y a deux types à la mine patibulaire devant vous. Vous montez ou pas ? C’est ça, la peur. Les arts martiaux sont l’art de tuer. Autrement, c’est sportif. Et à ce moment, c’est une question d’ego. Si vous avez peur ou que vous ne savez pas comment utiliser la peur, ne faites pas de compétition. »

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