La bière vire au blanc

Vos yeux ne vous tromperont pas : ces bières ont l’apparence d’une blanche, mais le goût d’une IPA blonde ou d’un stout noir. La bière blanche, une couleur, un style ou une saveur ? Testons deux recettes de bières réinterprétées en les « blanchissant » : La Juteuse, une IPA américaine « blanche » conçue par la microbrasserie Ras l’Bock de Saint-Jean-Port-Joli, puis le Stout blanc de la montréalaise Oshlag.
La Juteuse, White IPA, Ras l’Bock
Style officiellement reconnu par les instances de la Beer Judge Certification Program (BJCP) depuis 2015, l’IPA blanche est définie moins par sa couleur que par les types de bières dont elle est le résultat de l’hybridation : l’IPA américaine et la blanche belge. Une blanche, donc, bien houblonnée. Voire juteusement houblonnée, comme dans le nom de celle développée par le brasseur Alexandre Caron et ses collègues-copropriétaires de la microbrasserie Ras l’Bock.
Il s’agit d’une des premières recettes offertes par la microbrasserie qui a ouvert ses portes il y a trois ans. Elle avait même été créée deux ans avant la naissance de leur entreprise, raconte le brasseur.
« Cette bière nous replonge dans notre passé de brasseurs maison, raconte Alexandre Caron. Nous avions participé à un concours de brassage de l’Association des brasseurs amateurs du Québec [ABAQ] et inscrit cette recette dans la catégorie hopfenweisse », un style allemand de bière blanche (weizen) houblonnée, « mais on l’avait brassée plus près d’une IPA, avec beaucoup de houblons, parce qu’on les aime comme ça. On a conservé cette recette, toujours en la peaufinant un peu, pour la faire évoluer en cette IPA blanche, plus amère et aromatique que notre première recette ». Ils n’avaient pas gagné le concours, justement parce que leur recette appuyait un peu trop la note houblonnée, mais cette recette, offerte en format canette depuis juin dernier, demeure très populaire auprès de la clientèle.
Masquant bien ses 6,5 % d’alcool, la White IPA frappe d’abord par son amertume, puis par le côté fruité amené autant par les houblons — « Mosaic pour son côté tropical et Ekuanot pour ses arômes de lime », deux variétés américaines — que par le type de levure à ale allemande employée. « La différence entre la blanche belge et la blanche allemande est aussi marquée par le type de levure, l’allemande donnant des saveurs de banane et de clou de girofle, explique le brasseur. C’est surtout le côté banane qu’on cherchait à exploiter. »
Et comme le veut le cahier de charge des weizen et des blanches belges, le blé est le grain principal de cette recette, « à 60 %, complété par le blé et le malt d’orge pilsner, qui donnent un petit côté croquant à la bière ».
« Oui, elle est amère, tranchante serait même le bon mot, mais ce n’est pas une amertume qui reste longtemps en bouche et je crois que le côté sec venant de l’utilisation du blé contribue à ça. Y’a aussi une certaine rondeur en bouche qui donne l’impression que l’amertume s’estompe. »
Stout blanc, Oshlag
Une bière de contrastes, pour ainsi dire : le stout est traditionnellement une bière noire comme l’encre. Quelle idée saugrenue, alors, que d’en brasser une blanche Est-ce aussi saugrenu que de brasser une IPA noire ? « C’est vrai que, selon notre conception, on associe le stout à une bière noire, reconnaît Jean-François Théorêt, chef de la direction, maître distillateur et brasseur chez Oshlag. Or, à l’origine, le mot “stout” désigne une bière forte, robuste, et pas forcément foncée. »
« Je vais te raconter la vraie histoire, poursuit le brasseur. On brasse aussi dans nos installations les recettes d’autres microbrasseries ; pour l’une de ces bières, un de nos brasseurs avait mis la mauvaise levure dans la bière et on s’en est rendu compte après la fermentation, lorsque notre client est venu goûter. Il a dit : “Hé ! C’est bon, mais ce n’est pas ma recette !” On s’est donc retrouvés avec 6000 litres de cette bière qui, après y avoir goûté, était pourtant très bonne, crémeuse et soyeuse. »
Le client en question était la microbrasserie Vox Populi « et elle venait de lancer deux stouts, un au café, l’autre au chocolat, dont j’étais éminemment jaloux, enchaîne Théorêt. Je n’ai pas voulu en brasser une comme celles de Vox Populi, alors j’ai pris ma revanche en sortant ce stout blanc ! » La découverte de cette recette est pourtant moins accidentelle qu’elle n’y paraît : l’idée de brasser un stout blanc circule depuis une douzaine d’années, tant chez les brasseurs américains que britanniques.
Celle d’Oshlag présente un épais collet de mousse, une robe jaune pâle tirant sur le paille, et un parfum d’abord sucré, résultat de l’ajout de lactose et de vanille à la recette, à la manière des milk stouts popularisés chez nos voisins du Sud, où on les désigne parfois comme les « pastry stouts ». « On a cependant choisi d’utiliser aussi du café microtorréfié dans la recette de la première version officielle de notre stout blanc », lancée en décembre 2017, le café venant ajouter un peu de corps et trancher dans le sucre de la vanille et du lactose.
Ainsi, la différence de couleur dans cette recette tient uniquement au type de grain utilisé, indique le brasseur : « Dans un stout traditionnel, on utilise beaucoup de malt [d’orge] chocolat ou caramel — parfois aussi du malt d’avoine pour la texture —, donc des grains très torréfiés » qui confèrent au liquide sa couleur foncée. « Dans notre recette, il n’y a pas de grains colorés ; on obtient cependant la même texture soyeuse d’un stout grâce à l’ajout d’avoine et au travail de la levure, sans la couleur ni l’âcreté d’un stout traditionnel dû à la torréfaction des grains. » La combinaison de houblons Centennial et Cascade est ici essentiellement utilisée pour trancher dans le sucre de cette gouleyante bière à 5,6 % d’alcool par volume.
« J’ai fait goûter à plein de monde, la réception a été incroyable. Ça a tellement été vendu rapidement qu’on a vite décidé de refaire un brassin pour l’embouteiller. » Le Stout blanc d’Oshlag fait désormais partie de leurs produits réguliers, et est offert en canettes. « C’est vraiment une bière avec un petit goût subtil de café et de vanille en arrière, une bière qui plaît à un autre genre de clientèle — c’est sûr que ce n’est pas le même style de bière qu’un gros stout noir bien amer », estime Jean-François Théorêt. « Peut-être moins une bière pour initiés, parce que le stout est fort et goûte très fort le café. Comme premier pas dans le monde des stouts, c’est une bière accessible et agréable. »