Parentalité non genrée, enfance libérée?

La garde-robe de Blair, le bébé de Camille, est constituée de vêtements qui ne crient pas l’appartenance de l’enfant à un genre précis.
Photo: Valérian Mazataud Le Devoir La garde-robe de Blair, le bébé de Camille, est constituée de vêtements qui ne crient pas l’appartenance de l’enfant à un genre précis.

Quand les gens demandent à Camille si son bébé est un garçon, elle répond oui. Idem quand on lui demande s’il s’agit d’une fille. « Les gens font une fixation là-dessus, relève-t-elle, un brin agacée. Des fois, on dirait presque que ça les angoisse de ne pas pouvoir mettre mon enfant dans une case. Mais Blair a à peine huit mois ! C’est un bébé, tout simplement. »

À la maison, la chambre de Blair est gris clair. Des fleurs séchées, quelques illustrations et des bonnets tricotés ornent délicatement les murs. Dans un coin de la pièce, des poupées, des blocs colorés et un petit marteau de bois côtoient des livres éparpillés et des figurines aux extrémités mordillés, vestiges d’une matinée bien remplie. Dans sa commode, les minuscules tuniques fleuries côtoient les pulls rayés, les leggings pastel et les salopettes de tissus foncés. On est loin ici des sections pour enfants des grands magasins, où — sans vouloir faire cliché — les genres sont bien tranchés ; le rose d’un côté, le bleu de l’autre, pas de raison de se mêler.

Avant même la naissance de Blair, alors que Camille était enceinte, son conjoint et elle ont fait le choix d’élever leur enfant dans un univers non genré — autant que faire se peut. C’est ce qui explique notamment la garde-robe aux teintes et coupes dépareillées, mais aussi le vocabulaire que le couple utilise pour parler de sa progéniture. « On essaie, le plus possible, de l’appeler par son prénom, illustre la jeune parente, qui se décrit comme étant non binaire. Je ne dis pas “mon fils” ou “ma fille”, je dis mon bébé, mon enfant, mon amour… Pour dire vrai, outre nos proches, peu de gens connaissent le genre assigné de Blair », c’est-à-dire celui déterminé par ses organes génitaux.

« Et, comprenez-moi bien, notre but n’est pas ici d’abolir les genres ou de forcer notre bébé à être un garçon s’il s’agit d’une fille, ou vice versa, insiste-t-elle* en posant un regard attendri sur son mini. L’idée est plutôt de lui offrir différentes options et, surtout, suffisamment d’espace pour qu’il puisse découvrir, sans pression, qui il est. »

Naturelle exploration

 

Au sein de la communauté scientifique, il existe tout de même un certain consensus concernant l’expression de genre chez les tout-petits. Ainsi, avant l’âge de trois ou quatre ans, les enfants percevraient les différences qui les entourent, mais n’auraient pas un réflexe naturel vers un genre ou un autre, précise la chercheuse Kimberley Manning de l’Université Concordia. Cette exploration pourrait même aller jusqu’à la puberté. Elle-même mère de trois enfants, dont une fillette transgenre, elle observe d’un bon oeil le nombre grandissant de parents qui optent pour cette approche parentale.

Photo: Valérian Mazataud Le Devoir La chambre de Blair, le bébé de Camille, est d’une couleur «neutre»: gris clair.

« Il est tout à fait naturel pour un enfant d’explorer et de tester les limites des genres, note la directrice de l’Institut Simone de Beauvoir, qui s’intéresse notamment aux droits des enfants transgenres. Ils peuvent être très créatifs si on leur laisse une liberté suffisante. » Un petit garçon de trois ans ayant un amour sans bornes pour les princesses et les licornes, par exemple, n’est donc pas nécessairement en train de signifier à son entourage qu’il est transgenre, souligne la professeure. « C’est possible que ce soit juste ça en fait : un intérêt ! »

Un avis que partage sa collègue Annie Pullen Sansfaçon de l’École de travail social de l’Université du Québec à Montréal. « Il faut peut-être prendre la question à l’envers et commencer à se demander pourquoi notre société est aussi genrée, insiste celle qui s’intéresse de près au développement de l’identité des jeunes. Surtout que des choix relativement banals, comme le fait de laisser ou non un petit garçon jouer avec une poupée, peuvent envoyer un message très fort. Est-ce qu’on est en train de lui dire que les hommes ne peuvent pas s’occuper des enfants ? Briser les stéréotypes et repenser notre manière d’aborder les genres dès la petite enfance permet de tendre vers une société plus égalitaire. »

« Surtout, poursuit-elle, si on arrêtait de mettre tout et n’importe quoi dans des catégories “masculine” ou “féminine”, on se rendrait sans doute compte que les possibilités d’intérêts et de préférences des enfants sont infinies. Et ça n’a rien à voir avec le genre. »

Concrètement, cela peut passer par les vêtements, par les jouets ou même par les amis avec lesquels on laisse notre enfant interagir. C’est aussi une question de vocabulaire, de choix de mots et d’expressions quotidiennes. « On me demande souvent quand on peut commencer à parler d’identité sexuelle avec nos enfants, avance l’auteur jeunesse torontois Cory Silverberg, un sourire dans la voix. Mais vous le faites déjà tout le temps ! Le sexe des enfants influence la façon dont on leur parle. C’est assez rare, par exemple, que l’on continue à dire à un petit garçon qu’il est joli ou mignon. On opte plus naturellement pour des qualificatifs comme “fort” ou “courageux”. Ça peut sembler banal, mais à la longue, ce sont des choses qui restent. La question n’est donc pas de savoir quand il faut le faire, mais plutôt de penser à comment on veut le faire. »

« Personnellement, j’ai commencé à beaucoup m’interroger sur la façon dont je parlais de genre et de sexualité avec mes enfants quand mon aînée m’a demandé de lui expliquer la différence entre les filles et les garçons, raconte Kimberley Manning. Mon premier réflexe a été de lui dire que les filles ont une vulve et les garçons un pénis… Et ça m’a frappée. Ce n’est pas faux, mais ce n’est pas tout à fait vrai non plus. Ça m’a pris un moment de réflexion, mais j’ai finalement revu ma réponse pour inclure plus de diversité. » « Surtout que, pour la plupart des enfants, c’est sans conséquence, renchérit Cory Silverberg. Ceux qui ne sont pas confus ne percevront pas la différence. Mais pour ceux qui n’arrivent pas à trouver leur place, qui ne s’identifient pas aux cases préétablies, ces gestes tout simples sont des signes d’ouverture, des signes qu’ils ont le droit d’être différents. »

« Mais comprenez-moi bien, je ne suis pas en train de vous dire que votre enfant ne grandira pas correctement si vous optez pour une approche plus “classique” », insiste la professeure de l’Université Concordia. Tout comme je ne dis pas qu’il faut élever nos enfants sans tenir compte des genres. Les genres existent. Ils sont plus nombreux qu’on aime se le faire croire, mais ils existent. Ce que je voudrais plutôt, c’est que, comme parents — et comme société même —, on réfléchisse aux choix que l’on veut laisser à nos enfants. Qu’on réfléchisse à l’espace qu’on peut collectivement leur laisser pour qu’ils puissent devenir les adultes qu’ils veulent être. »

* Le pronom «elle» est utilisé avec l'accord de Camille. C'est celui qu'elle utilise elle-même dans la vie.

Des idées pour guider les nouveaux parents

Il n’est pas toujours facile d’aborder certains sujets avec ses enfants. Pour trouver le ton et les mots justes pour jaser genre, sexualité et stéréotypes, il peut parfois être opportun de s’inspirer de ce qu’en disent les auteurs jeunesse. Voici quelques suggestions en vrac :

Ada la grincheuse en tutu, Élise Gravel (La Pastèque, 2016)

Les filles aiment le ballet et les garçons, le hockey ? Pas toujours. Avec Ada, c’est l’occasion de parler d’intérêts et de choix.

La princesse qui n’aimait pas les princes, Alice Brière-Haquet (Actes Sud, 2016)

Il était une fois… une princesse qui demeura de marbre devant tous les princes de la terre, jusqu’à ce qu’une fée apparaisse. Une bonne façon de déconstruire les stéréotypes parfois trop présents dans les contes, tout en parlant d’homosexualité.

Sex Is a Funny Word : A Book About Bodies, Feelings, and You, Cory Silverberg (Triangle Square, 2017)

Bien qu’uniquement offert en anglais pour le moment, cet album coloré et un brin humoristique ouvre la porte à la sexualité diversifiée.


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