Incursion chez les noctambules des puces

Il est 4 h 45 du matin. C’est l’heure à laquelle il faut arriver pour ne rien manquer au marché aux puces de Sainte-Foy les dimanches d’été. Pendant que le reste de la ville dort, ils sont 200 à s’activer autour des tables dans l’espoir de réaliser des affaires en or.
« J’arrive, monsieur, soyez patient. » La vendeuse commence à peine à déballer son stock qu’un client se met à fouiller dedans. Il s’intéresse au contenu d’une vieille boîte pleine de souvenirs de voyage. « Ça, ça vient de Thaïlande… Attendez, ça, c’est plus intéressant. »
Il fait encore noir. Malgré l’heure, on dénombre facilement 150 personnes. Ça grouille de partout alors que les marchands étalent leurs petits trésors à la lueur des lampes de poche. Certains se déplacent avec des lampes frontales.
Situé dans le stationnement du Centre sportif, près de la route de l’Église, le marché aux puces est ouvert tous les dimanches matin de l’été. Pour y vendre des choses, il suffit de réserver sa table, moyennant de 40 à 80 $.
L’heure des meilleures ventes
Si les gens arrivent si tôt, c’est aussi pour pouvoir rapprocher leur camion des tables avant que tout le monde arrive et le décharger sans avoir à faire mille voyages. Mais les marchands s’entendent pour dire que les « meilleures ventes » se font au petit matin. « C’est le matin que tout se passe, explique Christiane Cantin. Entre 4 h et 7 h, c’est le rush. » Emmitouflée dans une couverture en polar, sa tuque sur la tête, la vieille dame raconte qu’elle est arrivée à minuit et demi.

Parce qu’il faut bien que quelqu’un surveille les tables installées le soir par le service des loisirs, explique-t-elle. « Avant, les jeunes venaient virer les tables à l’envers. Comme il y a quelqu’un pour “watcher” asteure, ils ne viennent plus. »
Mme Cantin ne manque pas un dimanche. Le marché, dit-elle, c’est « son social ». Comme beaucoup de vendeurs, Mme Cantin est aussi une acheteuse. Pas capable de s’en empêcher, qu’elle dit. « Faut pas que je sorte de ma table ! lance-t-elle en riant. Comme toi t’es ici, je suis sûre que tu ne passeras pas la journée sans trouver quelque chose. »
Le défi est lancé. Le soleil commence à se lever, mais c’est encore frisquet en ce dimanche de juillet. Deux tables plus loin, un homme fait dans les antiquités. Son camion arbore une tête de mort sculptée dans le bois. « La voulez-vous ? C’est ma dernière. » Mario Villeneuve vend des objets anciens au marché depuis 20 ans. « De bonne heure le matin, c’est les collectionneurs. Ils cherchent des choses précises. Des images religieuses, des chapelets… »
Sur la table devant lui, on trouve de la vaisselle, des bibelots, un vieux rétroprojecteur. Le reste de la semaine, il « court les maisons pour trouver des affaires ».
Il est venu de Saint-Antoine-de-Tilly pour écouler tout ça. Quand on lui demande s’il aime ça, il répond que c’est « comme une drogue ». « De toute façon, chacun son métier. De peine et de misère. »

À l’entendre, les temps sont durs, dans le domaine. « Le problème, aujourd’hui, c’est que c’est tout en ligne ou au téléphone. Les jeunes de 20 ans, 25 ans, ils ne veulent pas avoir du seconde main. C’est pour ça qu’il y a moins de clients dans les marchés aux puces. La clientèle baisse. Nos clients, ce sont des personnes de 50 ans et plus. »
Il était une fois l’homme
Le marché aux puces de Sainte-Foy a été créé en 1975. À Québec, c’est le seul du genre à se tenir de façon aussi régulière.
Malgré ce qu’en dit M. Villeneuve, la ville dit ne pas avoir observé de baisse d’achalandage ces dernières années. En moyenne, 130 espaces sont utilisés chaque dimanche pour un maximum de 250 emplacements disponibles. L’an dernier, le marché a été plein deux semaines sur dix-neuf.
Si les antiquités ont de moins en moins la cote, les jouets pour enfants usagés font fureur. On ne compte plus les jeunes parents venus se débarrasser de vieux toutous, camions et livres.
Cédric Bourbeau dit même en avoir fait sa spécialité. « Le marché est très variable dans le jouet, mais c’est quand même un beau petit commerce », raconte ce père de famille qui gagne sa vie comme camionneur.
Il est arrivé à 3 heures du matin avec sa conjointe et le bébé dans la poussette. Son étal est une véritable incursion dans l’inconscient juvénile de la génération Y : une bédé de Il était une fois l’homme, les vieilles versions des contes de Walt Disney en livres, des blocs texturés surnommés « pics », la collection des Madame Chipie, Monsieur Costaud et compagnie…
Le problème, c’est qu’il n’est pas tout seul à en vendre. « Ce qui est dur, c’est qu’il y a beaucoup de revendeurs. Il faut que tu te battes pour avoir du stock. L’année passée, il y a eu beaucoup de chicane parce que les Lego, y a un engouement incroyable pour ça. »

La chicane type de marché aux puces se décline d’habitude ainsi : un vendeur inexpérimenté propose un produit bien en dessous du prix. Les revendeurs aguerris flairent l’aubaine, se l’arrachent. Ou bien le vendeur fait monter les enchères et ça explose.
L’an dernier, deux hommes en sont venus aux coups pour un vieux Nintendo, raconte M. Bourbeau, presque amusé. « Il y a eu des plaintes à la police. »
Notre spécialiste du jouet a un oeil sur une maison de poupée de l’autre côté du marché. Il nous invite à l’accompagner pour la grande négociation. « C’est une vendeuse difficile », nous prévient-il.
Une fois sur place, la dame demande 45 $, rien de moins. « Je te donne 40 $ puis je pars avec », répond-il. « 45 $ parce qu’elle est vraiment complète, elle vaut beaucoup plus que ça. C’est quand même une grosse maison. » Et la partie de ping-pong continue. « 40 », « 45 », « 40 », « 45 ».
Un peu plus loin, un étrange objet attire notre attention : un moule à gâteau en forme de moustache. Sa propriétaire, Pauline Simard, ignore où elle l’a dégoté. Elle a aussi une cage à oiseaux, des verres rétro, des Schtroumpfs, toutes sortes de figurines qu’elle vend chacune 2 $.

Elle dit que les marchés aux puces, « c’est un art ». Les sites de vente en ligne ? Trop peu pour elle. « Je ne vendrais pas ça sur Internet », dit-elle. « De gros meubles, oui. Peut-être que la cage à oiseaux je la vendrais sur Kijiji, mais les gens ne se déplaceront pas pour du verre. C’est ça l’affaire. »
D’autant que, ce qui compte, c’est l’expérience, dit-elle. « Chaque chose qu’on achète aux puces a une histoire. Comme ma table de cuisine, je ne l’ai pas achetée chez Tanguay, je peux vous raconter son histoire », lance-t-elle sur un ton chantant.
À l’entendre, on soupçonne que ladite histoire a été racontée souvent. « Le premier commerce qu’il y a eu sur la rue Cartier, c’était une chapelière », dit notre conteuse du dimanche. « Elle est décédée au début des années 1990 et avait une seule fille qui habitait à Vancouver. Alors sa fille est venue liquider ses biens. Et nous, on a acheté la table de cuisine. En merisier. Six chaises, deux rallonges, pis on a payé ça 25 $. »
Wow. Derrière nous, dans l’allée, Cédric Bourbeau passe en coup de vent. « Je l’ai eue ! » nous crie-t-il à propos de la fameuse maison de poupées. Il est 6 h 00. Le soleil est levé.