Les voix du silence

Pour plusieurs d’entre nous, le silence est d’or. Pour l’artiste Félix-Antoine Morin, il n’est que de la poudre aux yeux, ou aux oreilles. Car dans l’esprit de ce compositeur formé en électroacoustique et en arts visuels, le silence absolu n’existe pas. Mais il ne s’en plaint pas, bien au contraire, lui qui s’est mis en tête « d’enregistrer les silences ». Et de nous les faire entendre. D’inaudibles, les voilà devenus musiques.
«J’enregistre des silences et je les amplifie, dit-il. Ça me permet de révéler des détails qu’on n’entend pas d’habitude. Mes appareils d’enregistrement sont des outils très puissants, comme des oreilles de superhéros capables de capter le détail d’une mouche qui vole. »
Ses silences, Félix-Antoine Morin est allé les chercher dans des lieux vides les plus variés, comme un gymnase ou un temple, tant à Montréal (le tunnel Wellington, à l’abandon) qu’en Inde (le désert Thar).
Celui qui se qualifie de « chasseur de paysages sonores » et qui trimballe toujours son enregistreuse, pendant que d’autres chassent les images avec leur iPhone, a tiré de cette matière une composition, Cartilages vrombissants. Composition et installation sonore livrée à compter de vendredi, entre les murs lugubres d’un ancien salon de massage érotique de la Plaza Saint-Hubert à Montréal.
Cartilages vrombissants et ses sons imperceptibles ne pouvaient être mieiux diffusés que dans le cadre d’un programme intitulé… Les Inaudibles. Il s’agit d’une série de petits événements publics (de courte durée, souvent d’une seule soirée), en cours depuis avril.
Les artistes participants, une sorte d’élite montréalaise en art audio, tels que Magali Babin et Jean-Pierre Aubé, travaillent tous, d’une forme ou d’une autre, autour de paysages sonores, dits aussi « enregistrements de terrain » ou, en anglais, « field recordings ».
La longue fin de semaine qui culmine avec la fête des Patriotes offre un condensé d’Inaudibles.
À l’ombre des silos
Après le travail de Félix-Antoine Morin, à entendre vendredi, samedi et dimanche, suivront lundi celui de Nicolas Dion Buteau, à l’ombre des silos à grain du Vieux-Port, et le lendemain celui de Jen Reimer et Max Stein, près de l’incinérateur du chemin des Carrières, dans Rosemont. Ces deux derniers événements feront résonner l’architecture industrielle.

L’homme derrière ce projet liant création et urbanité, Eric Mattson, est le même qui en 2014 organisait des concerts dans des lieux inédits (le projet Les Voisins) et proposait, en 2015, des parcours urbains (La marche est haute). Pour le projet Les Inaudibles, il a voulu rendre compte de la richesse actuelle du field recording et insister sur celui-ci comme genre musical davantage que comme « simple technique d’acquisition de sons».
« On vit la démocratisation de captation d’images et de sons. On peut tous s’improviser musicien. Parfois, c’est n’importe quoi. Les questions que je me suis posées, dit-il, ce sont : pourquoi faire ce geste [d’enregistrement de terrain] et comment travailler la matière pour que ce ne soit pas une anecdote ou une erreur ? » Un bon enregistrement de terrain, poursuit-il, repose sur le temps. « Il faut prendre le temps d’écouter », dit Eric Mattson.
Son expérience du terrain, Félix-Antoine Morin veut la partager de la manière la plus authentique. C’est pourquoi il a cherché un lieu vide, pour faire revivre les silences de son gymnase sans gymnastes.
Recherche de pureté
« Le projet repose sur une recherche de pureté. Je ne voulais pas que des objets puissent tomber et faire du bruit », note celui qui réfléchissait encore, à deux jours de l’événement, à la façon de tamiser au maximum la lumière de son local. La pénombre, estime-t-il, aide à mieux se concentrer sur la sonorité du silence.
Le salon de massage, il n’y tenait pas. C’est ce qui s’est présenté à lui. L’endroit, qui a été dépouillé de tout son mobilier et de son passé — ne craignez rien —, lui est cependant apparu comme un formidable labyrinthe de pièces où faire circuler des sons.
Cartilages vrombissants se compose de sept stations d’écoute, chacune diffusant un mélange des paysages enregistrés. Rien n’est répétitif et celui qui voudra écouter le concert dans sa totalité devra compter avec le temps, 140 minutes pour être précis.
Chez Nicolas Dion Buteau, la répétition est, par contre, au coeur de son projet. Celui qui se place dans la lignée minimaliste des Steve Reich a opté pour le site industriel de Griffintown afin de proposer une musique méditative et planante. Intitulée Pause biscuit — « c’est un clin d’oeil aux silos, à la farine, et puis, j’aime les biscuits », explique-t-il —, son installation reprend des enregistrements faits autour du bassin Peel, là où résonnent des sons en provenance des bâtiments à grain voisins.
« Cet endroit est un entre-deux, un environnement industriel en voie de changer. Je fais un accompagnement sonore, je propose une cohabitation qui fait sens. C’est ça, l’expérience du lieu », explique celui qui espère interpeller les quidams, qu’ils soient à vélo ou en balade avec leur chien.
Foule ou pas, Eric Mattson ne s’en fait pas. S’il concocte ce genre d’événements impromptus, ce n’est pas en vue d’attirer le plus grand nombre de spectateurs.
Mais pour se libérer, justement, de la pression du succès populaire.
« Je cherche à sortir des formules traditionnelles de diffusion. Je suis tanné des concerts qui commencent avec 45 minutes de retard, des gens qui n’écoutent pas. Je propose une relation plus intime avec les artistes, avec la recherche et l’expérimentation », dit-il.
Les Inaudibles, jusqu’au 24 mai. Cartilages vrombissants, de Félix-Antoine Morin, les 20, 21 et 22 mai, de 17 h à 20 h, au 6827, rue Saint-Hubert à Montréal. Pause biscuit, de Nicolas Dion Buteau, le 23 mai, de 18 h à 22 h, au bassin Peel. Performance, de Jen Reimer et Max Stein, le 24 mai, de 12 h à 16 h, le long de la voie ferrée, chemin des Carrières.
Art sonore. Le programme des Inaudibles recèle une série d’événements basés sur le « field recording »,