Montréal 2005 - Libre comme l'eau
Quoi de plus approprié pour amorcer des Jeux aquatiques universels qu'un bon déversement de flotte? Après tout, les médailles remises au cours des XIes championnats du monde FINA Montréal 2005 épousent la forme de gouttes d'eau. Hier matin et hier après-midi aussi un peu, il suffisait de regarder le ciel de travers pour s'en prendre une généreuse portion en pleine poire.
Mais on ne va pas commencer à chipoter. S'il est ardu de prendre des notes lisibles trois heures plus tard dans un contexte de site avec pas de toit, l'ondée présente un avantage: les gradins sont en parfaite symbiose avec les athlètes. Cela crée des liens durables. Le hic, c'est que les nues sont si basses qu'elles habillent la cime des immeubles du centre-ville montréalais dont on promettait que la contemplation allait sérieusement enrichir l'expérience FINA. Oublions donc, pour cette fois, le projet d'aller vérifier les progrès du water-polo féminin ouzbek, et filons d'un pas leste quoique vaguement boueux vers le bassin de l'île Notre-Dame, où ont lieu les épreuves de nage en eau libre.Là, rien à redire. Vue imprenable sur l'autoroute et, par-delà, sur les souriants blocs appart rouge brique du grand Longueuil. (D'ailleurs, soit dit au passage puisqu'il est question de construction, les vacances d'icelle ne sont pas encore arrivées partout. Fou ce qu'on pouvait voir de personnel, hier, en train de clouer des clous, de scier du bois, d'agrafer des affiches. Hypothèse provisoire: cinq mois, c'est un peu juste pour se préparer à accueillir la planète.) Le panorama a son importance puisque la natation longue distance se déroule pour une bonne part, mettons, loin, puisqu'on fait des boucles de 2,5 km. C'est comme pour la Formule 1, ça se suit sur écran grâce à la magie de l'électronique.
Première épreuve, le 5 km dames, suivi de celui des hommes (vendredi et samedi prochains, on ira jusqu'à 25 km, soit des courses de près de six heures, restez à l'écoute pour tous les détails). Vingt-huit nageuses inscrites, une pour chaque groupe de trois ou quatre spectateurs, dont les plus bruyants sont des Équatoriens venus tout droit de Toronto exprès pour encourager leur compatriote Nataly Caldas Calle.
Disons-le tout de suite au risque de tuer net le suspense qui se joue, c'est la Russe Larisa Ilchenko qui a remporté la mise en rapportant un chrono de 55 min 40 sec 1, un peu plus de quatre secondes devant l'Américaine Margy Keefe et six secondes et demie devant la Néerlandaise et favorite Edith van Dijk, quadruple championne du monde et onze fois médaillée aux championnats FINA. Edith van Dijk, a-t-on d'ailleurs pu apprendre, qui serait l'une des coqueluches de Roberval, où elle séjourne chaque année au moment de faire la traversée du lac Saint-Jean.
Ilchenko, qui, à 16 ans, avait aussi gagné le 5 km des championnats de Dubaï, en décembre dernier, est ainsi devenue la toute première couverte d'or de Montréal 2005. À 600 mètres de l'arrivée, elle a semé le peloton de tête et n'a plus vraiment été inquiétée par la suite. Trois heures plus tard, l'Allemand Thomas Lurz l'a de justesse imitée en 51 min 17 sec 2, coiffant par une petite seconde et demie l'Américain Chil Peterson au fil.
Bon, cela étant, la nage en eau libre n'est pas une discipline inscrite au programme olympique (outre qu'elle fait partie du triathlon), la seule d'ailleurs des championnats FINA. Nous béotiens n'avons donc pu profiter, ces dernières années, de l'éclairage des experts à ce sujet. Avant, c'était pas pareil. Avant, il n'y avait que de la nage en eau libre car personne n'avait encore inventé le chlore, ni le filtreur ni le douze pieds. Tenez, aux Jeux de 1900, à Paris, le 1000 m de natation avait été couru dans la Seine, pendant que chalands et remorqueurs poursuivaient leurs transports. Frantz Reichel avait alors écrit dans Le Sport illustré, auquel je fus abonné jusqu'à sa disparition en 1934: «Au surplus, de la berge, le public distingue à peine les concurrents. Quelque chose bat l'eau. Est-ce un chien? Est-ce un homme? Mystère.» (C'était avant la magie de l'électronique.)
Donc, 55 min 40 sec 1, c'est bon ou pas? Or voilà justement à mes côtés, par le fruit du hasard qui fait si bien les choses, Pierre Jobidon, qui fut président de la Fédération de natation du Québec de 1978 à 1980, qui fut officiel aux Jeux de Montréal et qui en connaît un bout sur le pourquoi du comment. «En bas d'une heure sur 5 km chez les femmes, c'est très rapide», avait-il dit à mi-course. Et de fait, Ilchenko a établi une marque FINA, mais de là à parler de record du monde et tout, holà.
C'est que les parcours et les conditions de course varient trop. À Dubaï, par exemple, les compétitions avaient lieu dans une baie, aussi bien dire en pleine mer. À Montréal, on a droit au bassin d'aviron et de canoë-kayak, où l'eau n'est pas vraiment libre. Enfin, elle est un peu libre, d'avoir la température qu'elle veut par exemple — en l'occurrence, hier, 24 °C, soit paf sur le pif, l'idéal au degré près — mais ça s'arrête grosso modo là. Pas de vagues ou si peu, ce qui autorise des chronos beaucoup plus sympathiques qu'une virée dans une machine à laver.
Mais la nage en eau libre a beaucoup changé depuis un certain temps. «À l'époque, les spécialistes s'entraînaient uniquement dans les lacs, rappelle Pierre Jobidon. Aujourd'hui, il faut aussi être bon en piscine. L'avenir de la discipline passe par ses nageurs. Une nageuse, par exemple, ne pourrait pas espérer atteindre le sommet de la nage en eau libre si elle ne fait pas le 100 m en moins d'une minute en piscine.» Cela même si la spécialité requiert des compétences particulières, celle de se débrouiller en peloton plutôt qu'en couloir — avec ce que cela suppose d'aptitude à jouer du coude et à gérer le bouillonnement — ou de posséder un peu plus de masse graisseuse afin de résister au froid.
S'accommoder de la promiscuité? Il fallait voir les ecchymoses qu'arboraient Lurz (au cou) et van Dijk (à la lèvre) pour comprendre que ce sport n'en est pas un pour moumounes. Comme le disait Peterson, «quand on est si près les uns des autres, si un nageur veut en dépasser un autre, il ne passe pas à côté, il passe par-dessus».
Et on commence comme ça, et on finit par faire comme Benoît Lecomte, qui a traversé l'Atlantique en 72 jours en 1998. Quoique lui était tout seul. Et 72 jours en face de Longueuil, c'est un peu long.
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Voyez un peu comme les choses se passent. Après le gros détrempé, le soleil fait semblant de revenir, et deux filles que vous ne connaissiez pas avant-hier, Roseline Filion et Meaghan Benfeito, sortent de nulle part — elles ne sont pas membres de l'équipe nationale du Canada! — et gagnent le bronze au plongeon synchro 10 m. Chapeau. En plus, si vous regardez attentivement la photo publiée en page frontispice de ce journal, vous constaterez que les corps des plongeuses forment un «M», celui de «Montréal» et de «médaille». Toute est dans toute.
Vous en faites ce que vous voulez, mais moi j'y vois un signe de ce que nous allons vivre deux très grosses semaines et que vous ne pourrez plus répondre aux vox pop que vous n'êtes pas au courant de ce qui se passe dans les îles et que tout ce qui vous intéresse c'est la magie du Cirque du Soleil.
D'ailleurs, si ça se trouve, Ron va parler de plongeon synchro à son programme ce soir.