Filles et garçons jouent dans la même cour

Le sport et la langue française ont ceci de commun : c’est le masculin qui les domine. La planète sportive accorde encore une place minime aux femmes, un paradoxe tenace dans nos sociétés occidentales pourtant de plus en plus égalitaires. Plusieurs rêvent de faire tomber le mur qui sépare filles et garçons. Par contre, la mixité ne constitue pas une panacée et elle ne saurait dispenser le sport d’une réflexion plus profonde sur ses valeurs.
Sportive depuis l’enfance, Sylvie Béliveau aurait voulu, petite, jouer dans la même équipe que les garçons. « J’aurais aimé que mes parents aient la voix pour demander : “Notre fille veut tellement participer, est-ce qu’elle peut se joindre à une équipe masculine ?” À 7 ou 8 ans, ce ne sont pas les jeunes qui ont la voix pour exprimer cette demande. Ce sont des revendications qui doivent exister ailleurs que dans les petits coeurs de nos enfants. »
À lire aussi
Ce texte est publié via notre section Perspectives.
Aujourd’hui directrice de l’égalité des genres en sport au sein d’Égale Action, un organisme qui fait de l’égalité et de l’équité dans les sports sa raison d’être, elle croit que la mixité tous azimuts ne constitue pas la solution miracle à un problème aussi complexe et nuancé.
« Dans un monde idéal, tout le monde aurait le choix. Les filles qui veulent jouer avec des garçons pourraient le faire, les filles qui veulent jouer avec des filles aussi, explique Sylvie Béliveau. Le problème, ce n’est pas nécessairement que la ségrégation en fonction des sexes existe dans le sport. Le problème, c’est quand il n’existe aucun choix, quand une fille qui veut jouer avec les garçons n’a tout simplement pas le droit de le faire. »
Le corollaire de cette interdiction, selon la directrice, c’est bien souvent un préjugé coriace voulant que les filles et les femmes soient trop fragiles et trop sensibles pour jouer dans la cour des garçons. Un stéréotype n’arrivant jamais seul, cette image que le sport accole aux femmes étiquette tout aussi erronément les hommes, note Mme Béliveau, en les présentant comme porteurs d’une agressivité et d’une compétitivité pourtant loin d’être universelles chez les représentants du supposé « sexe fort ».
Stéréotypes tenaces
Tant que la société ne taillera pas en pièces cette binarité persistante dans le sport, la mixité pourrait même alimenter les préjugés qu’elle cherche, à l’origine, à éteindre.
« Le mélange des genres peut être super productif pour dénouer les stéréotypes, mais dans certains cas, ça peut aussi avoir l’effet inverse, souligne la chercheuse Marilou St-Pierre, du nouveau Laboratoire pour la progression des femmes dans les sports au Québec, établi à l’Université Laval. Souvent, quand les gens ne croient pas vraiment à l’égalité, la mixité réactualise les stéréotypes au lieu de les corriger. »
La chercheuse observe que ce phénomène atteint même des ligues récréatives, où le plaisir doit normalement avoir préséance sur la performance. « Il y a des ligues de hockey cosom où un but compté par une fille en vaut deux. Ça se veut un incitatif pour que les gars fassent des passes aux filles, sinon, ils joueraient entre eux, s’insurge la chercheuse. C’est la même chose à la balle-molle, même dans des ligues à balle donnée : il y a parfois deux règles différentes, une pour les frappeurs, une autre pour les frappeuses. L’avant-champ, par exemple, n’a pas le droit d’attraper la balle lorsqu’une fille est au marbre. Voilà des contextes de mixité qui perpétuent les stéréotypes selon lesquels les filles sont moins bonnes, plus fragiles, biologiquement moins “sportives” que les gars. »
« L’absence parle fort »
Les médias ont une part de responsabilité importante dans la durabilité de ce préjugé. Au cours de ses études postdoctorales, Marilou St-Pierre a exploré la façon dont les journaux, la télé et le Web représentaient les sportives et les athlètes non genrés au Canada. « L’absence, résume-t-elle, parle fort dans le cas des sports. »
En 2019, poursuit-elle, les sportives occupaient moins de 6 % de l’espace médiatique. « Ce sont surtout les sports professionnels qui reçoivent le projecteur des médias, un domaine où les femmes sont très peu présentes. Pour recevoir un peu de lumière, les femmes doivent être exceptionnelles, l’élite parmi l’élite. Il faut être Bianca Andreescu, qui remporte coup sur coup les Internationaux du Canada et les Internationaux des États-Unis, par exemple. Par contre, souligne la chercheuse avec dépit, si vous êtes sur le quatrième trio du Rocket de Laval, c’est possible que vous ayez deux pages dans un grand quotidien québécois. »
Les sujets « neutres », comme les reportages traitant du meilleur type de mouches pour taquiner le saumon ou du meilleur sac à dos de randonnée sur le marché, occupent davantage d’espace que les sports d’équipe féminins dans les médias canadiens. « Le sport d’équipe féminin, ça n’existe tout simplement pas dans les médias canadiens. Ne les cherchez pas, vous ne les trouverez pas ! »
Le problème, ce n’est pas nécessairement que la ségrégation en fonction des sexes existe dans le sport. Le problème, c’est quand il n’existe aucun choix, quand une fille qui veut jouer avec les garçons n’a tout simplement pas le droit de le faire.
Le sport mixte ne trouve pas plus de grâce aux yeux des diffuseurs. L’amateur doit remonter loin dans sa mémoire pour se souvenir du dernier match de tennis double mixte diffusé à la télé. « Pourtant, rappelle Sylvie Béliveau, les Jeux olympiques prouvent que lorsque nous présentons les prouesses des hommes et des femmes, ce n’est pas vrai que le public boude les secondes. La commercialisation même du sport perpétue cette fausse idée selon laquelle les filles sont moins bonnes et offrent un moins bon spectacle que les garçons. »
Ce vide médiatique nourrit une réalité qui ne se vit pas seulement sur les terrains, mais aussi derrière les bancs et dans les bureaux des directions sportives. Selon une enquête sur l’activité physique menée par le gouvernement du Québec, environ 15 % des adolescentes québécoises pratiquaient un loisir actif en 2018 et en 2019, contre 23 % pour les garçons. Il y a trois ans, les femmes représentaient seulement 22 % des entraîneurs de la province et n’occupaient que 28 % des sièges aux conseils d’administration des organismes sportifs.
Peur de « dénaturer » le sport
Rien ne prouve que les femmes aient moins d’aptitudes que les hommes à comprendre le sport, à l’enseigner ou à diriger la destinée d’une équipe masculine. La croyance voulant que l’expertise provienne nécessairement de l’expérience a pourtant la vie dure dans l’univers sportif. Aucune franchise de sport professionnel masculine, par exemple, n’a encore confié son équipe à une femme.
Il a fallu attendre l’été 2022 pour qu’une première équipe de la LNH embauche une femme à temps plein dans son personnel d’entraînement. Emily Engel-Natzke officie à titre de coordonnatrice vidéo pour les Capitals de Washington, et l’équipe ne court pas à sa perte pour autant. Elle se hisse au treizième rang dans la ligue et elle demeure en lice pour participer à la ronde éliminatoire.
« Il y a cette vieille rengaine qui dit que l’inclusion des filles pourrait “dénaturer le sport”, déplore Marilou St-Pierre. J’ai une grande annonce à faire : le sport n’existe pas dans la nature. Vous ne pouvez pas aller dans la forêt et trouver le hockey à l’état sauvage. Le sport, intrinsèquement, c’est une construction sociale bâtie sur des règles qui ont changé dans le passé et qui vont sans aucun doute encore changer à l’avenir. »
Plus personne ne s’émeut, par exemple, de voir des athlètes de tout horizon se côtoyer au sein d’une même équipe. Cette mixité paraissait pourtant impensable et impossible en Occident il y a 100 ans, à une époque où l’Europe et l’Amérique blanches cultivaient des siècles de mépris pour leurs frères et soeurs de couleur.
« Le changement est possible et il est en branle, croit Marilou St-Pierre. Mais le sport ne changera pas de lui-même — il ne faut pas adopter une posture attentiste, ça ne marchera pas. »
Sylvie Béliveau, déjà, rêve d’un temps où le sport ne se définira plus selon les sexes, mais selon les capacités propres à chacun et à chacune.
« Le but, dans le sport, c’est d’atteindre une zone de délicieuse incertitude. Pour s’amuser et s’améliorer, il faut être bon par rapport aux autres, mais pas trop ! Si un participant ne maîtrise pas la technique, il va vite se sentir exclu. Par contre, s’il domine, il n’aura pas de défi, il va s’ennuyer et trouver ça plate. Le but, c’est d’atteindre un équilibre entre ces deux pôles. Les genres n’ont rien à voir là-dedans : ce sont d’abord et avant tout les aptitudes qui devraient compter. »