Le Démon blond au paradis du hockey

Au petit nombre des plus grands joueurs de hockey de tous les temps, Guy Lafleur aura beaucoup compté. Déjà consacré monument de son vivant, l’ailier droit a passé l’arme à gauche à défaut d’avoir pu déjouer le cancer. Depuis des mois, tout le Québec était tenu au courant de la progression de son état de santé, comme il l’avait été durant sa fulgurante carrière sportive.

Même si celui que l’on surnommait le Démon blond a joué aussi comme professionnel avec les Nordiques de Québec et les Rangers de New York, son nom reste d’abord associé au sentiment national qui borde l’existence des Canadiens de Montréal. Pour l’amateur de hockey, Lafleur était au cœur de la conquête de cinq coupes Stanley. Symbole de réussite sur le plan collectif, il incarnait par ailleurs, sur le plan individuel, le « bon gars » facile d’accès.

Le professeur à l’Université de Montréal Benoît Melançon, passionné par les représentations culturelles du hockey, rappelle que Lafleur appartient à la première génération de vedettes préprogrammées. « Dans les années 1960, pour la première fois, on sait désormais quand un grand joueur s’en vient. Dans le cas de Lafleur, on sait qu’il peut suivre Jean Béliveau », son idole. Lafleur est déjà l’immense vedette des ligues mineures. Au sein des Remparts de Québec, il jouit du titre de meilleur joueur junior au pays. Au terme de la saison 1969-1970, il a accumulé 103 buts. La saison suivante, ce sera 130 ! Tout le monde attend son passage dans la ligue professionnelle. On se prend à le suivre à la trace, dans toutes les sphères de sa vie.

Cette année-là, le directeur général du Canadien, Sam Pollock, a préparé le terrain à sa venue chez les professionnels. Il a multiplié au préalable les échanges de joueurs. Le 10 juin 1971, il est à même d’annoncer qu’il choisit Guy Lafleur au premier rang du repêchage chez les amateurs. Capitaine des Remparts de Québec, Lafleur est déjà très connu quand il enfile le maillot tricolore pour sa première saison professionnelle. Tout le monde est convaincu que le hockey risque de connaître une révolution. Le tapis rouge est déroulé devant lui. Jean Béliveau va même jusqu’à lui offrir de porter son célèbre numéro 4. Lafleur refuse, par pudeur. Il sera le numéro 10.

Cependant, le succès ne vient pas de façon aussi fulgurante qu’on l’espérait. Si bien que les amateurs rechignent un peu devant des résultats qui tardent à se manifester.

Lafleur se cherche. En 1971, il se prend à écrire de la poésie pour échapper à l’ennui. « Dans le magazine Perspectives, Victor-Lévy Beaulieu avait présenté les poèmes de Lafleur, considéré comme un prolétaire, comme un gars ordinaire », rappelle Benoît Melançon. En 1973, Lafleur se marie avec Lise Barré, une hôtesse de l’air qui habitait le même immeuble que lui.

Sa carrière fleurit seulement à compter de la saison 1974-1975. Chaque saison régulière, jusqu’en 1980, il prend l’habitude de compter plus de 50 buts, ce qui constitue alors des sommets inégalés. Lafleur cumule bientôt, à titre de pilier de son équipe, cinq coupes Stanley, tout en cristallisant l’attention du public. Le « Démon blond », comme on le surnomme, est considéré comme le joueur le plus électrisant du circuit professionnel.

Après avoir joué casqué tout en obtenant des résultats plutôt décevants, c’est un nouveau Lafleur, cheveux au vent, qui est apparu triomphant sur la patinoire. Cette nouvelle image est-elle à l’origine de son succès ? « Dans un monde aussi superstitieux que le hockey, c’est d’abord pour cette raison en tout cas que Lafleur ne porta plus de casque », soutient Benoît Melançon.

Une exception

 

Son succès tient d’abord à une constitution physique exceptionnelle. Au repos, ce cœur d’athlète bat au rythme de moins de 40 pulsations à la minute. Il appartient déjà, à cet égard, au petit rang des athlètes d’exception. Lafleur peut se permettre des écarts de conduite qui sembleraient impensables aujourd’hui.

Ainsi fume-t-il volontiers entre les périodes. « J’ai toujours fumé », explique-t-il. Et il fait volontiers la fête, jusqu’à faire à l’occasion les manchettes. Ainsi il échappe de justesse à la mort en 1981, à bord de son immense Cadillac, lorsqu’il s’endort au volant à la suite d’une soirée bien arrosée.

La retraite ?

En 1984, après quelques parties, Lafleur surprend en annonçant qu’il prend sa retraite. Tout est-il terminé ? Il s’en trouve pour le croire. Son entrain n’est plus le même. En vérité, l’athlète a maille à partir avec Jacques Lemaire, son entraîneur. Lafleur ne jouit pas d’assez de temps sur la patinoire, avance-t-il. Et un monument tel que lui, attaché à une seule équipe depuis ses débuts, ne peut envisager de changer d’uniforme. À quoi bon s’entêter à continuer dans ses conditions ? À 33 ans, il arrête. En banque, outre quelques millions de dollars, il compte 518 filets à son actif en saison régulière, ce qui le situe au deuxième rang des compteurs de l’équipe, tout juste derrière les 544 buts de Maurice Richard.

C’est contre toute attente que Lafleur va ressusciter. Après avoir rongé son frein chez lui, le voilà qui chausse de nouveau les patins, après quatre années passées hors du circuit professionnel. Ce sera d’abord une année passée dans l’uniforme des Rangers de New York. À son retour au Forum de Montréal, le 4 février 1989, il reçoit une ovation jamais vue. À la fin de la soirée, Lafleur a récolté deux buts et des acclamations comme jamais. Les spectateurs exultent. Lafleur jouera les deux saisons suivantes avec les Nordiques de Québec, en un temps où la rivalité entre Montréal et Québec est servie bouillante sur la glace.

Le droit de voter

 

Comme plusieurs sportifs, Guy Lafleur sera utilisé à des fins politiques. Il est présenté au public, en 1992, comme étant favorable à l’accord dit de Charlottetown, lequel vise à modifier la Constitution canadienne. Pourquoi ? Il s’en explique péniblement à la radio, au micro de l’animateur Robert Gillet. L’animateur lui demande d’expliquer ce qu’est ce droit de veto que Lafleur estime être un gain pour le Québec. Un silence de quatre secondes, ce qui est très long à la radio, accueille cette question. Après ce silence embarrassé, le joueur de hockey répond d’une voix bien mal assurée que « ça te donne l’opportunité de voter, de représenter le Québec… » Le droit de veto permet en fait à une province de se soustraire à une modification d’ordre général.

Lucien Bouchard dira alors que Guy Lafleur peut certainement parler de hockey en toute autorité, mais que ses compétences en matière constitutionnelles apparaissent pour le moins fort minces. Piqué au vif, le hockeyeur met immédiatement un terme à son engagement politique, non sans avoir laissé au préalable entendre que le référendum du 26 octobre 1992 constitue un pas vers « l’indépendance du Québec », une autre bévue politique puisqu’il s’agit d’une consultation sur le renouvellement de la Constitution.

Thurso, en Outaouais, où le hockeyeur est né en 1951, a érigé un monument de bronze en son honneur et s’affiche comme « la ville de Guy Lafleur ». Mais l’indépendance du Québec, affirmera Lafleur, pourrait l’encourager à quitter sa terre natale. « Si les affaires allaient si mal qu’il n’y avait plus d’opportunités pour ma famille et moi, c’est sûr que je songerais à quitter le Québec. » À la différence d’autres joueurs de hockey, comme Maurice Richard qui fera ouvertement campagne pour l’Union nationale de Duplessis, Lafleur n’appuiera jamais directement une formation politique. Il soutiendra en revanche quantité de produits de consommation.

Du toupet

 

L’image de Guy Lafleur est une des plus utilisées au Québec, pendant et après sa carrière, pour commercialiser toutes sortes de produits, depuis des rallonges capillaires en passant par des appareils de massage pour les pieds, sans oublier des yaourts, des saucisses, du pain tranché, des machines à poker, de la bière ou du gin. Sa vie réelle apparaît souvent en décalage avec les objets censés bénéficier de son aura. Ainsi Lafleur annonce, dans les années 1970, une voiture américaine grand public tandis qu’il roule, dans sa vie de tous les jours, au volant d’une rutilante Ferrari, avouant même avoir déjà parcouru la distance entre Montréal et Québec en 55 minutes, ce qui suppose une conduite à environ 240 km/h. Lafleur roulera par la suite, plus doucement, au volant d’une Rolls-Royce, tout en se passionnant pour le pilotage de son hélicoptère.

Dans nombre de publicités télévisées, le hockeyeur donne l’impression d’être mal à l’aise devant la caméra, note Benoît Melançon. « La seule publicité où il semble avoir été vraiment à sa place est celle qu’il a tournée pour le CHUM, au moment où il était déjà très malade. Là, on sait qu’il parle de quelque chose qu’il connaît. Et il s’exprime avec une dignité qu’il n’a jamais eue en publicité auparavant. »

Pour la nouvelle année 1983, le fabricant de bâtons de hockey Sher-Wood, alors propriété de son ami Léo Drolet de Cookshire, fait imprimer un calendrier avec une photographie de Lafleur le montrant à côté d’un gros cerf de virginie abattu dans un enclos d’élevage privé, le 27 novembre 1982. La période de chasse se termine cette année-là le 7 novembre. De plus, Lafleur n’est pas en possession d’un permis de chasse. Et le responsable de cette sortie de chasse a déclaré aux médias que l’animal a été tué dans le Maine. Un juge finit par acquitter Lafleur dans cette histoire embarrassante pour l’athlète, en prenant en compte sa bonne foi.

Les affaires judiciaires de Mark Lafleur, son fils, vont aussi rejaillir sur lui. Son fils est accusé à plusieurs reprises pour des histoires en lien avec des stupéfiants. Il est aussi condamné pour avoir battu, séquestré et menacé une amie de cœur. Dans la foulée, Guy Lafleur se voit accusé d’avoir livré devant la cour des témoignages contradictoires.

La disparition de Lafleur, après celle de Maurice Richard et de Jean Béliveau, scelle le tombeau du hockey des grandes années des Canadiens de Montréal. Peu de sportifs, au pays des érables, ont connu une carrière qui les aura placés à ce point, depuis leur plus jeune âge, sous les feux de la rampe. En 2019, Guy Lafleur avait subi un quadruple pontage coronarien. Depuis, il luttait contre un cancer du poumon. Il est décédé ce 22 avril à l’âge de 70 ans.



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