Les méga-événements sportifs sont-ils innocents ou indécents?

Pékin deviendra la première ville olympique double au monde, ayant accueilli à la fois les Jeux d’été et les Jeux d’hiver.
Photo: Ng Han Guan Associated Press Pékin deviendra la première ville olympique double au monde, ayant accueilli à la fois les Jeux d’été et les Jeux d’hiver.

Le Québécois Jean-Luc Brassard est médaillé d’or des Jeux olympiques (JO) d’hiver de Lillehammer (1994) et ancien chef de mission des délégations olympiques canadiennes. Il semble aussi être le champion mondial toutes catégories de la critique de cet événement sportif du monde mondialisé. Il suffit de lui mentionner les Jeux de Pékin à venir dans quelques jours pour stimuler sa démolition raisonnée à coups de marteau.

Le boycottage diplomatique annoncé par les États-Unis, puis le Royaume-Uni, l’Australie et le Canada ? « C’est vraiment le strict minimum qu’on pouvait faire, et il était temps qu’on le fasse », commente M. Brassard. C’est un geste diplomatique qui ne change pas grand-chose et qui va peut-être même faire l’affaire de certains diplomates qui n’auront pas à serrer la main de gens qu’ils n’aiment pas. Sauf que la Chine a signé un tas de traités internationaux, elle devrait fonctionner selon les règles internationales, mais ne les respecte pas. Ce côté baveux, je crois que beaucoup de nations en ont soupé. »

Le sport n’est pas neutre politiquement ? Faudrait-il donc aussi boycotter les compétitions elles-mêmes ?

« Ce qui arrive en ce moment n’est pas à minimiser, répond alors l’ancien champion. On entend qu’on vit une pandémie et que les athlètes ont le droit de compétitionner, etc. La ritournelle habituelle. Mais pour la première fois depuis près d’un siècle, les Jeux seront présentés dans un pays qui opère une forme de camps de concentration appelés des camps de formation officiellement. »

Il contextualise la situation avec moult détails, y compris un détour par l’histoire de l’allocation des JO à Berlin et à Garmich-Partenkirschen en 1936. On croirait entendre un article du Monde diplomatique ou de Foreign Affairs avec les notes en bas de page. La Chine est le pays qui détient le plus de journalistes, note M. Brassard. Les reporters et membres des délégations présents à Pékin seront tous espionnés, prévoit-il. Et puis la République populaire veut faire main basse sur Hong Kong. Et puis le pouvoir chinois pratique l’épuration ethnique des Ouïgours.

« Ce n’est pas aussi spectaculaire que du temps des chambres à gaz nazies, mais quand on stérilise une partie d’une population, c’est une autre catastrophe pour l’humanité, dit Jean-Luc Brassard après sept bonnes minutes d’exemples et de mises en perspective sociohistoriques diablement informées. Le message du Comité international olympique disant qu’il ne se mêle jamais de politique interne des pays est complètement déphasé. On ne parle pas de politique interne ici : on parle de droits de la personne fondamentaux, de pratiques génocidaires. On a basculé dans une autre catégorie. »

Critique de la critique critique

 

Les régimes totalitaires, le professeur Jean Lévesque connaît. Spécialiste de la Russie au XXe siècle (y compris l’URSS, donc) et de la guerre froide, le professeur d’histoire de l’UQAM étudie aussi le sport international, intérêt savant développé après sa prime passion pour le hockey, et le gardien Vladislav Tretiak en particulier. Il vient de terminer un livre sur l’histoire des Jeux olympiques d’hiver et en prépare un autre sur ceux de Sotchi.

« Le sport est une activité humaine et forcément, on y retrouve les défauts de la réalité humaine, de la politique ou de l’économie », résume le professeur en parlant des défauts intrinsèques des JO et des autres compétitions sportives internationales.

« Je ne défends pas les thèses critiques radicales du sport qui n’y voient qu’aliénation des masses, poursuit l’historien. Je ne suis pas naïf et candide non plus. La politique et le sport sont liés depuis toujours. Les Grecs ont fait du softpower en organisant les premiers Jeux en 1896, malgré des moyens limités, en montrant que leur petit pays des Balkans se modernisait. »

La Chine comme la Russie ou le Canada et tous les autres pays les veulent ou les voulaient encore et toujours pour les mêmes raisons symboliques. M. Lévesque rappelle que selon les analyses du professeur américain Andrew Zimbelist, les JO comme les coupes du monde sont toujours de mauvaises affaires économiques, avec quelques très rares exceptions dans l’équilibre des comptes.

« Les critiques des JO viennent souvent des économistes ou des environnementalistes, dit le professeur. Est-ce que les Jeux de Sotchi valaient 55 milliards ? Il faudrait être malhonnête pour dire que oui. Dès qu’on soumet une candidature au référendum, la population n’en veut pas. Les régimes autoritaires, eux, partent dans des projets mégalomaniaques sans rendre de comptes à personne. »

Selon certaines estimations, la présentation de la Coupe du monde de soccer au Qatar à la fin de l’année va coûter environ 275 milliards de dollars canadiens, soit 60 fois le montant dépensé par l’Afrique du Sud pour le même événement en 2010. La construction des sites aurait aussi coûté la vie à des milliers d’ouvriers. Cette coupe du monde se déroulera sur des terrains imbibés de sang.

Regarder pour voir

 

Les prochains Jeux pourraient cependant être moins controversés. Ils ont été attribués à Paris, à Milan, à Los Angeles et à Brisbane. Les amateurs comme M. Lévesque pourront donc suivre les performances en boudant moins leur plaisir sportif.

« J’ai regardé mes premiers Jeux à Montréal, en 1976, à sept ans. Je pense que je vais les regarder toute ma vie. C’est le fan qui parle. Mais l’analyste n’est pas loin. Je décrypte les cérémonies d’ouverture. Je porte pour ainsi dire deux paires de lunettes en même temps. »

Le fan souhaite que le spectacle continue, mais pas à n’importe quel prix. « La Coupe du monde, je vais la regarder aussi, mais, là encore, en portant les deux chapeaux, dit le professeur. Une fois qu’on est conscient de la présence du politique dans cet événement, on peut bien admirer les performances comme on peut admirer une œuvre d’art ou un grand film, tout en restant conscient de leur contexte de production. »

Jean-Luc Brassard, lui, souhaiterait que le monde se tourne davantage vers les championnats du monde des différentes disciplines, là où les performances athlétiques s’avèrent souvent plus remarquables. « Les Jeux sont nocifs pour le sport, dit-il, toujours aussi tranchant. Après deux semaines de compétitions et d’indigestion sportive, on a hâte que ça s’arrête et après on attend que ça reprenne deux ans plus tard. Pendant ce temps, c’est la disette alors que les coupes du monde sont passionnantes. Pourquoi ne pas les couvrir davantage au lieu de mettre tout le paquet sur les Olympiques ? »

Le médaillé d’or n’est pas plus tendre envers beaucoup de sportifs, ses compagnons d’armes d’un ancien combat. « J’ai entendu des athlètes dire qu’ils n’accepteraient jamais que leur rêve olympique soit volé pour des considérations politiques. Ça m’a fait sauter au plafond. C’est une secte, cette affaire. Moi aussi, j’ai déjà bu le Kool-Aid olympique, mais c’est fini pour moi. »

Il en rajoute contre l’aveuglement des sportifs ou des journalistes sportifs à ne penser qu’au sport et à rien de plus. Comme s’ils n’étaient que des machines à performer ou à relayer les performances en dehors de toutes autres considérations humaines, très humaines.

« Je comprends pourquoi les gens pensent qu’ils sont juste des “hatlètes, écrit avec un H à la mauvaise place, pis demandez-leur pas de compter jusqu’à 100 parce que les chiffres seront à l’envers », conclut l’ancien champion, maintenant tout heureux de dire qu’il occupe le métier le plus merveilleux du monde, soit celui père de deux jeunes enfants. Il ajoute que les mères de familles monoparentales méritent toutes les médailles et l’admiration du monde.

« Moi, si on me disait que je devais rendre toutes mes médailles pour libérer une seule famille chinoise, je le ferais. Les athlètes sont trop habitués à voir le monde tourner autour d’eux et à ne rien voir d’autre. Je connais le problème : j’ai déjà trempé dans cette soupe-là. »



À voir en vidéo