Le monde coupé en deux où a grandi Muhammad Ali

La maison d'enfance de Muhammad Ali, à Louisville
Photo: Brendan Smialowski Agence France-Presse La maison d'enfance de Muhammad Ali, à Louisville

Pour comprendre ce qui a façonné Muhammad Ali, il est bon de plonger dans l’histoire de sa ville natale, Louisville, au Kentucky, et d’écouter les témoins de l’époque, celle de la ségrégation raciale aux États-Unis.

Nous sommes dans les années 1950. Dwight Eisenhower occupe la Maison-Blanche. Né en 1942, le jeune Cassius Clay habite au 3302, Grand Avenue.

 

Il s’agit d’un quartier de la classe moyenne, mais on y trouve des avocats ou des médecins. C’est surtout un quartier où habitent des Noirs.

La maison des Clay est modeste. La famille est fière du bassin à poissons rouges qui agrémente son jardin.

Le futur triple champion du monde de boxe partage sa chambre avec son frère cadet, Rudolph. Leurs parents dorment dans l’unique autre chambre du logis.

Cassius Clay père, peintre de panneaux d’affichage, est réputé pour son sens artistique. La mère, Odessa O’Grady Clay déborde d’affection, selon les voisins.

Cassius fils et Rudy Clay sont élevés selon des préceptes baptistes. Ils ne s’appellent pas encore Muhammad et Rahman Ali.

Ils sont les meilleurs copains du monde, adorent manger des glaces, et se font remarquer dans leur école noire pour leur taille supérieure à la normale.

Les deux frères ont toujours connu la séparation des personnes selon la couleur de la peau et à leur jeune âge, ils n’en font pas une maladie.

« Les Noirs n’étaient pas égaux aux Blancs, mais on se faisait à cette situation. On restait entre nous. Les choses étaient ainsi », évoque d’un filet de voix Rahman Ali, 72 ans, dans une interview à l’Agence France-Presse.

En ce milieu de XXe siècle, l’économie de Louisville, principale ville du Kentucky et berceau du bourbon, a récupéré des années difficiles de la prohibition.

Discrétion

 

Les belles Américaines parcourent lentement la Quatrième rue, la plus animée, où la bonne société fait du lèche-vitrine.

Les bars et restaurants sont strictement réservés aux Blancs. Les Noirs se font discrets et changent de trottoir sous peine de se voir appeler « nègre ».

« On n’avait pas le droit d’essayer des vêtements dans certains magasins, ni de s’asseoir à un comptoir pour manger. Si on achetait un habit, on versait l’argent en espérant qu’il nous ferait », se souvient Joanna Smith, qui a étudié à la même école que Cassius.

À Louisville comme dans tant d’autres villes américaines, les Noirs doivent voyager à l’arrière des trains et des autobus, et boire à des fontaines publiques portant la mention « Colored ».

À l’époque, la célébrité locale est le colonel Harland Sanders, inventeur du poulet frit à la Kentucky.

Smith, une directrice d’école à la retraite, relate une humiliation subie à l’âge de 6 ou 7 ans, un jour où elle avait marché avec sa soeur aînée jusqu’à la Quatrième rue. « Nous sommes allées chez McCrory’s, un magasin populaire à prix uniques. J’étais tellement fatiguée que ma soeur m’a soulevée pour me poser sur un tabouret. Quelqu’un a alors dit : “Elle ne doit pas s’asseoir ici.”»

L’enseigne a depuis fermé ses portes. Tout comme le grand magasin Stewart’s, le plus chic de la ville. Dans les années 1950, son salon de thé, baptisé Orchid Tea Room, est très couru. Les femmes blanches y portent des gants et un chapeau.

Plus au sud, dans cette même rue, se trouve l’imposant hôtel Brown, dont le livre d’or fut signé à son inauguration en 1923 par l’ancien premier ministre britannique David Lloyd George. Des générations de Blancs y ont dansé sous des chandeliers en cristal.

C’est dans cette artère que s’ouvrit en 1928 le théâtre Loew, à l’exubérante façade rococo multicolore. Là encore, réservé aux Blancs.

Et on peut continuer la liste, au hasard des pérégrinations dans Louisville. Le parc d’attractions Fontaine Ferry, avec sa patinoire et ses montagnes russes ? Interdit aux Noirs. La pharmacie Walgreens ? Également.

Le vélo volé

 

Qu’en pense alors le petit Cassius, qui entre dans l’adolescence ? On connaît au moins un de ses rêves du moment : une bicyclette rouge de marque Schwinn.

Qu’il finit par posséder, avant de se la faire voler. Il est révolté, on le dirige vers un policier, Joe Martin, à qui il promet de rosser le coupable.

L’agent, qui anime le club de boxe Columbia, lui conseille d’apprendre d’abord à se servir de ses poings.

Et voilà Cassius transformé. Il se lève à 5 heures du matin pour courir au parc Chickasaw, l’unique jardin public autorisé aux Noirs. Il se mesure au sprint avec des autobus. Une machine est lancée, rien ne l’arrêtera.

« Si je commande un cornet de crème glacée à deux boules chocolat-vanille, je vous parie qu’à tous les coups ils mettront le chocolat au fond et la vanille par dessus », a déclaré un jour le boxeur de légende.

Soixante-deux ans après le vol du vélo de Cassius Clay, un Noir occupe la Maison-Blanche. Louisville n’a pas à rougir de ses efforts menés pour la déségrégation. Et Muhammad Ali sera inhumé vendredi en héros de tous les citoyens de la ville. Quelle que soit la couleur de leur peau.
 

Consultez tous nos textes sur Muhammad Ali

À voir en vidéo