Une brèche dans la culture de l’automobile

Un joli chaos régnait sur la piste cyclable de la rue Berri, un après-midi de la semaine dernière : les vélos traditionnels côtoyaient une planche à roulettes électrique, une trottinette électrique, un livreur Uber Eats en scooter électrique, un retraité en fauteuil roulant électrique et un joggeur isolé du monde avec ses écouteurs. On sentait une certaine impatience, une tension entre usagers. Comme si la piste était trop étroite.
Les pistes cyclables de Montréal battent chaque année des records d’achalandage, mais la multiplication des modes de déplacement « actifs » amplifie la sensation de manquer d’espace. Et ce n’est pas juste une impression, mais la réalité, affirme Catherine Morency, professeure spécialisée en mobilité urbaine à Polytechnique Montréal.
« C’est ça, l’enjeu : on n’a pas assez de place pour les modes de transport alternatifs », dit-elle depuis Vancouver, où elle observe le même engouement qu’à Montréal pour les moyens de déplacement légers — vélo, trottinette, patins à roues alignées, et ainsi de suite.
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Ce texte est publié via notre section Perspectives.
La professeure voit un signe positif dans cette cohabitation parfois difficile entre usagers des pistes cyclables. Ça veut dire que les résidents des villes adoptent des solutions de rechange à l’auto solo. « Les cyclistes se plaignent que les trottinettes électriques prennent de la place et roulent vite, mais tu regardes dans la rue à côté et qu’est-ce que tu vois ? De gros pick-ups F150 pas mal plus menaçants », dit Catherine Morency.
Pour cette spécialiste du génie du transport, la solution aux rues encombrées de voitures et aux pistes cyclables bondées est simple : il faut enlever de l’espace réservé aux véhicules à moteur et allouer davantage de place à la mobilité active. Les conducteurs qui chialent contre les pistes cyclables se trompent de cible, selon elle. Plus il y a de vélos, moins il y a de voitures, et plus la circulation devient « fluide ».
« Dès qu’on retire des espaces réservés à l’auto solo, ça augmente la capacité de transport et on s’approche de la solution », affirme-t-elle sans détour.
Culture de l’automobile
Comme toutes les villes nord-américaines, Montréal a été conçue en fonction des déplacements en voiture. La professeure Catherine Morency et son équipe (Gabriel Lefebvre-Ropars et Paula Negron-Poblete) ont calculé en 2021 que 73,8 % de l’espace de voirie dans la métropole est réservé aux véhicules à moteur. Les piétons ont droit à 18,8 % de l’espace, le vélo (et les autres modes de transport actif) à 1,4 %, et le transport collectif à peine 1 %.
« Le règne du char, c’est épouvantable. Quand on fait une analyse objective, c’est clair qu’on doit rééquilibrer l’espace public pour favoriser les déplacements actifs et le transport en commun », dit Catherine Morency.
Il ne faut pas s’étonner de la congestion routière dans le Grand Montréal : le nombre de voitures immatriculées dans la région a augmenté de 40 % entre les années 2001 et 2019 — une tendance qui s’est même accentuée avec la pandémie, souligne la professeure.
Les véhicules sont littéralement devenus obèses, ce qui aggrave la congestion. En deux décennies, la part des VUS dans la flotte de véhicules de promenade est passée de 4 % à 30 %. La masse moyenne des véhicules a augmenté de 19 %. Ils occupent une surface moyenne 3,3 % plus grande qu’en 2001, et un volume 8,4 % plus élevé.
L’avenir sera léger
L’experte en mobilité s’étonne que les gouvernements subventionnent les voitures électriques. C’est comme une subvention à la congestion. Par contre, les véhicules électriques légers (trottinettes, planches à roulettes, fauteuils roulants pour personnes âgées et vélos) représentent l’avenir du transport urbain, estime Catherine Morency. Il faudra s’habituer à leur présence dans les voies cyclables, parce que les gens comprennent que c’est la façon la plus efficace de se déplacer en ville, selon elle.
Le succès du Réseau express vélo (REV) de la rue Saint-Denis confirme l’attrait de ce type de voie cyclable protégée des voitures par une bande de béton, souligne Catherine Morency. La Ville de Montréal a éliminé deux voies de circulation automobile pour aménager des pistes cyclables unidirectionnelles (une de chaque côté de la rue). Plus de 161 000 navetteurs ont emprunté le REV Saint-Denis depuis le début de l’année. Pour le mois d’avril, le nombre de passages sur cette voie cyclable, à l’angle de la rue Rachel, a augmenté de 42 % par rapport à l’an dernier.
L’achalandage des pistes cyclables explose à Montréal depuis le retour du temps plus doux, notamment à cause de l’omniprésence des Bixi. La même fébrilité s’empare de Vancouver, une autre ville canadienne qui a pris le virage de la mobilité active.
« Chaque printemps, je suis surpris par l’ampleur du volume de cyclistes », dit Alex Bigazzi, professeur associé au Département de génie civil de l’Université de Colombie-Britannique (UBC). Comme à Montréal, les tensions entre les différents types d’usagers des pistes cyclables suscitent de l’inquiétude, explique ce spécialiste de la mobilité urbaine.
La multiplication des modes de transports actifs est pourtant une occasion en or d’atténuer des problèmes criants liés à « la congestion routière, à la pollution de l’air, aux changements climatiques, à la santé publique et à la consommation énergétique », souligne le professeur. Autrement dit : à sortir graduellement de la culture de l’automobile dans les milieux urbains.
Dans la rue, les scooters
Alex Bigazzi et son équipe ont publié il y a un an une vaste étude sur la cohabitation entre les cyclistes traditionnels et les adeptes des moyens de transport électriques. Ils ont observé 25 282 déplacements en « transports actifs » à Vancouver et ses banlieues ; 1054 usagers ont aussi répondu à un questionnaire sur leur appréciation des déplacements actifs en ville.
Sans surprise, les experts ont recommandé l’interdiction des scooters électriques dans les pistes cyclables. Le gouvernement de la Colombie-Britannique a reconnu le problème et a banni les motos électriques des voies cyclables en octobre 2022.
« Ces scooters électriques sont munis de pédales inutiles, qui servent à les faire passer pour des vélos électriques. Ce ne sont pas des vélos. Ces scooters roulent trop vite, jusqu’à 45 km/h. Cela crée de l’inconfort chez les autres utilisateurs. Ces motos continuent de circuler, mais on espère que les ventes vont baisser, avec la nouvelle réglementation », explique Alex Bigazzi.
Selon lui, la police de Vancouver surveille peu la présence de scooters électriques sur les pistes cyclables, même s’ils y ont été bannis. Il estime que la solution passe par une campagne d’information sur ce qui est un vélo et sur ce qui est un scooter, plutôt que par la répression policière.
Un projet pilote permet aux trottinettes électriques de circuler dans les pistes cyclables à Vancouver. La cohabitation se passe bien, mais 44 % des adeptes de trottinette dépassaient la limite de vitesse fixée à 24 km/h, selon l’étude.
Puisque l’avenir des déplacements en ville sera électrique et léger, Alex Bigazzi recommande d’aménager des pistes séparées pour les piétons et les autres modes de transport actifs (vélos, planches à roulettes et trottinettes). « Les piétons ne se sentent pas en sécurité sur les pistes multifonctionnelles », dit-il. Une simple promenade sur la piste du pont Jacques-Cartier, par exemple, suffit pour constater l’inconfort mutuel des piétons et des cyclistes.