Les intérieurs, face cachée du patrimoine bâti

Derrière les façades de bâtiments patrimoniaux se cachent parfois des intérieurs exceptionnels qui sont méconnus du public. Certains espaces intérieurs, comme ceux de la bibliothèque Saint-Sulpice ou du Château Dufresne, sont protégés en vertu de la Loi sur le patrimoine culturel. Mais d’autres ne bénéficient d’aucune protection, qu’elle vienne de Québec ou des municipalités qui, depuis 2012, ont le pouvoir d’inclure les espaces intérieurs dans les citations. Pourtant, certains de ces décors valent le détour.
Depuis plus de dix ans, la Loi sur le patrimoine culturel permet aux municipalités de protéger des intérieurs exceptionnels, mais bien peu se sont prévalues de ces nouveaux pouvoirs. En septembre dernier, Le Devoir avait évoqué le cas de la Ville de Westmount qui, en 2020, avait cité l’intérieur de la maison Goode. Moins de deux ans plus tard, la Ville a autorisé des modifications substantielles dans cette demeure.
En 2016, la Chaire de recherche du Canada en patrimoine bâti a réalisé un rapport à la demande de la Ville de Montréal qui souhaitait élaborer des mesures pour mettre en valeur les espaces intérieurs de bâtiments patrimoniaux. Pour mener à bien sa mission, la chercheuse et professeure à l’École d’architecture de l’Université de Montréal Claudine Déom et ses collègues ont examiné les pratiques en vigueur ailleurs au Canada et dans le monde.
Protéger les intérieurs n’est pas une tâche aisée. D’une part, ils sont invisibles de l’extérieur et, dans bien des cas, inaccessibles au grand public. Ils font aussi l’objet de transformations en raison de la présence de matériaux jugés dangereux, qu’il s’agisse d’amiante ou de peinture au plomb, ou de la nécessité de les adapter aux normes contemporaines avec l’ajout de gicleurs ou de systèmes de climatisation.
« Démêler tout ça, ce n’était pas une mince affaire, parce que ce n’était pas clair avec la Loi sur le patrimoine, admet Claudine Déom. J’ai découvert, par exemple, qu’à moins que ce ne soit pas dit stricto sensu dans l’acte de classement, l’intérieur est inclus dans le classement. Par la suite, on a commencé à être plus sophistiqué dans nos façons de classer en nommant les valeurs et les éléments caractéristiques. »
Certains cas sont particuliers, comme le 9e étage du Centre Eaton, dont une partie de l’intérieur est classée, mais pas l’extérieur du bâtiment. Un classement vise aussi Habitat 67, mais outre l’enveloppe extérieure, seuls les intérieurs de deux logements bénéficient de cette protection.
Le pouvoir des villes
Une poignée de municipalités ont protégé des intérieurs, a cependant constaté l’équipe de Claudine Déom. Ainsi, depuis l’entrée en vigueur de la Loi sur le patrimoine culturel, en 2012, la municipalité de Saint-Mathieu, en Montérégie, a intégré des éléments intérieurs de l’église de Saint-Mathieu, ce qui inclut notamment les fenêtres, les planchers, les portes et l’escalier menant au jubé.
Saint-André-de-Kamouraska a pour sa part cité, en 2014, la maison-phare des Îles-du-Pot-à-l’Eau-de-Vie, non seulement pour l’immeuble, mais aussi pour certaines parties intérieures, dont l’escalier en colimaçon et les planchers.
Finalement, la municipalité d’Adstock, dans la région de Chaudière-Appalaches, a cité l’église Très-Saint-Coeur-de-Marie, l’ancien presbytère et le cimetière. La protection inclut des éléments de décor de l’église, dont des dorures.
« Ce n’est pas une pratique commune. C’est un secret encore bien gardé au niveau des municipalités, considérant que la Loi sur le patrimoine culturel a donné davantage de responsabilités aux MRC et aux municipalités. Je présume que les municipalités considèrent que leur assiette est pleine, et elles ne vont peut-être pas lorgner autant du côté des intérieurs », souligne Mme Déom.
Il ne faut pas mettre la cloche de verre autant à l’extérieur qu’à l’intérieur. La conservation du patrimoine est fondamentalement un bien public.
Montréal dispose de plusieurs règlements touchant les intérieurs d’édifices, mais ceux-ci visent davantage des aspects liés à la prévention des incendies, la salubrité ou l’entretien des bâtiments.
À l’automne dernier, la Ville de Montréal a toutefois rendu public un cadre d’intervention en reconnaissance pour apporter une cohérence au sein de l’appareil municipal dans les différentes méthodes pour reconnaître les éléments du patrimoine, par l’entremise des citations et de la toponymie notamment, signale Mme Déom. « L’adoption du cadre en reconnaissance va peut-être générer un retour aux citations, et notamment celles des intérieurs, parce que les municipalités ont droit de le faire. »
De façon générale, Claudine Déom estime qu’une plus grande attention devrait être portée aux intérieurs. « Tous les édifices conventuels et le patrimoine religieux font partie des intérieurs précieux, à mon avis. Ce sont des intérieurs qui sont souvent mal compris à cause des filtres de générations qui font en sorte qu’aujourd’hui, on connaît moins la raison d’être de toutes sortes de formes, comme les confessionnaux. » Elle évoque la Cité-des-Hospitalières, dont les intérieurs sont moins spectaculaires que ceux de certaines églises, mais non moins importants.
Les propriétés privées
Les chercheuses se sont aussi intéressées aux enjeux liés à la propriété privée et au droit, pour les propriétaires, d’en disposer à leur guise. À cet égard, les États-Unis sont plus sévères qu’au Canada quant aux atteintes au droit de propriété. Au Canada, le droit de propriété n’est pas absolu et les pouvoirs publics peuvent restreindre ces droits pour privilégier l’intérêt général, souligne le rapport.
Jusqu’où doit-on aller pour protéger les intérieurs des bâtiments qui appartiennent à des intérêts privés ? « Il ne faut pas mettre la cloche de verre autant à l’extérieur qu’à l’intérieur, croit Claudine Déom. La conservation du patrimoine est fondamentalement un bien public. Faire l’adéquation entre les deux, c’est là où c’est difficile. »
Dans certains cas d’immeubles de propriété privée, comme l’ancien siège social de la Banque Royale, rue Saint-Jacques — qui loge désormais le Crew Collective Café —, il importe de protéger certains espaces, comme les halls, dit-elle. L’extérieur de ce bâtiment est protégé, car il se trouve dans le périmètre du site patrimonial de Montréal, mais pas l’intérieur. « C’est donc au bon vouloir du propriétaire. Je pense qu’il faut laisser une marge de manoeuvre au propriétaire, mais il ne faut pas donner un chèque en blanc non plus. »

Même le classement d’un bâtiment et de ses intérieurs ne peut être garant de tout. Mme Déom cite le cas du chantier du Mount Stephen Club, rue Drummond, à Montréal, qui aurait pu connaître un dénouement catastrophique quand des problèmes de structures sont survenus.
L’avenir d’autres intérieurs l’inquiète, dont celui de l’ancienne gare Jean-Talon qui n’est pas classée et dont une partie est inoccupée à l’heure actuelle.
Le projet de loi 69, adopté par l’Assemblée nationale en 2021, accorde davantage de pouvoir aux municipalités en matière de protection du patrimoine. Il oblige notamment les municipalités à dresser un inventaire des immeubles présentant un intérêt patrimonial et à adopter des règlements d’entretien afin d’éviter les démolitions par abandon et négligence.
« C’est un coup de barre, aussi pour uniformiser les outils et la gestion des informations. Mais peut-être que les intérieurs vont glisser entre deux chaises », craint Mme Déom.