Avec les quartiers de poche, pas de quartier pour l'individualisme

Le rêve américain et ses banlieues à perte de vue donnent des cauchemars à la planète. La science le répète : le tout-à-l’auto et l’expansion continuelle des villes mènent le climat droit dans le mur. Un vent venu de la côte ouest souffle toutefois un nouveau modèle d’urbanisme jusqu’au Québec, où un premier quartier ouvertement opposé au chacun pour soi s’apprête à voir le jour à Sherbrooke.

Le concept a un nom : quartier de poche, ou pocket neighborhoods. Son idée cardinale ? Un ensemble résidentiel ne doit plus se contenter de loger des individus, mais servir de nid où viennent se former des communautés. Oust, donc, les cours clôturées et les stationnements individuels qui atomisent tout un chacun. Les quartiers de poche, au contraire, se déploient pour que les rencontres entre voisins soient quotidiennes, presque inévitables.

Dans ce modèle né au milieu des années 1990 sur la côte ouest américaine, entre 8 et 12 maisons forment une grappe disposée autour d’un terrain commun. Les façades doivent obligatoirement donner sur cet espace partagé qui fait battre le coeur de la petite communauté.

Chaque maison comporte aussi un porche, sorte de lieu transitoire entre l’espace privé et commun, devant lequel s’étale une petite cour personnelle ouverte vers le parc partagé. C’est là que les enfants jouent, que les pique-niques s’organisent et que les voisins placotent, loin du bitume et du va-et-vient des voitures.

Illustration: Ross Chapin Architects / The Cottage Company Le projet Conover Commons, dans l'État de Washington

« Aujourd’hui, les quartiers s’articulent autour des rues, et les cours arrière représentent des havres individuels où chacun trouve un refuge pour échapper à une vie de fou, explique au Devoir Ross Chapin, l’architecte à l’origine des pocket neighborhoods. Notre ère moderne mise tout sur l’indépendance, mais ça va à l’encontre de notre nature humaine. Je suis convaincu que nous avons besoin de socialisation. »

À table !

Le quartier de poche s’inspire d’une idée simple et quotidienne : le repas. « Lorsque vous êtes assis autour d’une table pour manger, vous finissez forcément par parler à vos voisins et par tisser des liens avec eux, analyse l’architecte. Mon modèle reproduit ce phénomène, mais à l’échelle urbaine. Les maisons gravitent autour d’un espace partagé, où les conversations surgissent et où les liens se tissent. »

Cet urbanisme rame à contre-courant du modèle de développement dominant, où un promoteur achète un terrain, le dépèce en lots, déroule des rues et accroche des habitations de chaque côté. Dans ces quartiers, chacun vit côte à côte, maître de son royaume, mais isolé des autres. Les rencontres s’avèrent rares, déplore Ross Chapin, puisqu’il suffit de faire quelques mètres pour atteindre la voiture stationnée dans l’entrée — quand celle-ci n’a pas sa propre « chambre », le garage, qui permet à l’automobiliste de quitter sa demeure sans même avoir à mettre le nez dehors.

« Les relations que nous avons, nous les développons grâce à des conversations informelles », croit Ross Chapin. Ses quartiers de poche visent justement à les multiplier. Les stationnements sont volontairement excentrés pour obliger les gens à marcher avant qu’ils puissent les atteindre. Les habitations sont aussi plus petites, puisque la science prouve que les gens qui habitent de grandes maisons ont tendance à passer plus de temps à l’intérieur de celles-ci.

« Ma philosophie, dit M. Chapin, se résume à ceci : une vie vécue dans plus petit est une vie mieux remplie. » L’esprit communautaire qui prévaut dans les quartiers de poche décourage le chacun pour soi et encourage la collectivisation des services. Fini, le voisinage où tout le monde possède sa piscine, sa tondeuse, sa souffleuse, son cabanon à l’arrière, sa chambre d’amis, etc.

Photo: Ross Chapin Architects / The Cottage Company Un exemple de quartier de poche, ou pocket neighborhood, développé par l’architecte Ross Chapin.

« Pourquoi ne pas avoir une piscine, mais pour tout le quartier, ou une résidence secondaire accessible à tout le monde quand arrive de la visite ? demande Ross Chapin. La mise en commun des installations promeut le bien-être de la collectivité tout en diminuant les coûts individuels. Chacun en sort gagnant. »

Une première au Québec

 

Un premier quartier conçu selon les préceptes de Ross Chapin doit voir le jour en 2023 au Québec. Le Petit Quartier, une coopérative située à proximité du centre-ville de Sherbrooke, se composera de 73 maisons de petite taille, toutes disposées autour d’espaces communs. Les voitures occuperont l’arrière-scène et devront entrer dans les 108 cases de stationnement prévues pour le quartier. Un boisé protégé de 5,6 hectares offrira des sentiers de marche — et un lien avec la nature — aux habitants. Le vivre-ensemble s’orientera sur le partage des biens, des lieux et des responsabilités.

« C’est un nouveau modèle attendu partout au Québec, assure Maryse Goddard, chargée de projets à la Fédération des coopératives d’habitation de l’Estrie (FCHE). Une fondation demeurera propriétaire des fonds de terrain, elle donnera un droit d’usage des maisons à la coopérative qui, elle, revendra l’usufruit des maisons aux membres. »

Rêvé depuis 2016, le Petit Quartier doit commencer à prendre forme au dégel et livrer ses premières maisons à temps pour Noël 2023. Malgré l’attente, l’intérêt demeure vif : une quarantaine de logements ont déjà trouvé preneur et « beaucoup de gens écoutent à la porte » pour entendre le démarrage du projet et embarquer dans l’aventure.

La mairesse de Sherbrooke salue l’initiative citoyenne à l’origine du Petit Quartier. « Il faut arrêter de construire lot par lot pour commencer à construire quartier par quartier, en réfléchissant à l’ensemble du milieu de vie, indique Évelyne Beaudin. Ça me rend folle de voir que, dans ma rue de bungalows, tout le monde a une tondeuse, tout le monde a une souffleuse, tout le monde a une voiture, qui dort la majorité du temps dans l’entrée… »

Accessibilité et dialogue

 

Le regard de bien des municipalités se rive désormais sur Sherbrooke, la ville qui ouvre la voie à l’enracinement d’autres quartiers semblables ailleurs au Québec. À l’heure où l’accès à la propriété échappe de plus en plus aux moins nantis, le Petit Quartier propose ses maisons à 75 % du prix du marché.

« Ici, ce n’est pas la capacité de payer qui déterminera l’accès à la propriété ; c’est la capacité de vivre en communauté, souligne Maryse Goddard. Nos membres vont diminuer ce qu’ils possèdent individuellement, mais ils posséderont plus collectivement. Ils choisiront de consacrer moins de temps à entretenir leurs biens pour en passer plus à entretenir leurs liens. »

Ross Chapin se réjouit de voir son idée prendre forme au Québec. « C’est un projet qui repose sur la rencontre, dans un monde où nous avons de moins en moins l’occasion d’en vivre. Chacun peut désormais se connecter à des millions de personnes sans même connaître son voisin. C’est dangereux pour la démocratie, qui repose sur notre capacité d’écouter et de respecter des points de vue divergents. Il faut que notre urbanisme contribue à briser l’isolement et à créer le dialogue. »



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