Quand le trafic s’évapore

Frédéric Héran croit que l’arrivée du tramway de Québec permettra de voir se concrétiser le phénomène d’évaporation. «Quand vous l’aurez, une bonne partie de vos appréhensions tomberont et vous vous direz: “Pourquoi on ne l’a pas eu plus tôt”?» affirme-t-il.
Photo: Renaud Philippe Le Devoir Frédéric Héran croit que l’arrivée du tramway de Québec permettra de voir se concrétiser le phénomène d’évaporation. «Quand vous l’aurez, une bonne partie de vos appréhensions tomberont et vous vous direz: “Pourquoi on ne l’a pas eu plus tôt”?» affirme-t-il.

On pourrait penser que, chaque fois qu’une voie de circulation automobile est retranchée, la congestion routière augmente et que les véhicules iront encombrer d’autres artères. Mais plusieurs observations démontrent que c’est souvent le contraire qui se produit. Dans plusieurs cas, la circulation automobile se volatilise, selon un phénomène un peu mystérieux baptisé « l’évaporation de la circulation ».

Quand, en octobre 2012, un incendie a endommagé le pont Mathilde, à Rouen en France, ce qui a forcé sa fermeture prolongée, une catastrophe a été appréhendée. Les 92 500 voitures qui l’empruntaient chaque jour allaient congestionner les autres ponts, a-t-on craint.

Mais ce n’est pas ce qui s’est produit. Les analyses de circulation effectuées par la suite ont plutôt démontré que 13 400 déplacements s’étaient volatilisés. « On n’arrive pas à savoir où ils sont passés. Comme s’ils s’étaient évaporés », explique Frédéric Héran, économiste des transports et urbaniste à l’Université de Lille. « Évidemment, les gens ne sont pas partis dans les nuages, mais ils ont renoncé à toute une série de déplacements. Ils ont organisé leurs déplacements autrement. Ils ont évité de traverser la Seine à la moindre occasion. »

Frédéric Héran et Sabine Carette, chargée de mission à l’Observatoire des mobilités et Modélisation à Tours Métropole, participaient, le 26 avril dernier, à un webinaire organisé par l’organisme Vivre en ville afin de discuter des impacts de la réduction de la capacité routière.

Deux concepts ont été discutés. L’évaporation de la circulation, ou trafic déduit, fait référence à la réduction de capacité routière qui peut entraîner une réduction notable des déplacements. Son phénomène inverse, soit le trafic induit, fait plutôt en sorte qu’en ajoutant des voies de circulation à une infrastructure de transport, la congestion tend à augmenter, et les automobilistes en profiteront pour habiter plus loin.

« Ces expressions paraissent peu sérieuses, mais en fait, c’est bien documenté. Ce ne sont pas des théories, comme les opposants aiment bien le dire, mais des constats », a expliqué Frédéric Héran.

Les catastrophes appréhendées

 

L’expression « évaporation de la circulation » serait née au début des années 1960 quand l’urbaniste Robert Moses, alors responsable de l’adaptation de la Ville de New York à la modernité, avait proposé d’augmenter la capacité routière de l’avenue qui traversait le parc Washington, au sud de Manhattan. Son projet avait été dénoncé par des résidents et des militants, dont l’urbaniste Jane Jacobs. Le parc a finalement été fermé à toute circulation automobile dans le cadre d’un projet-pilote. Robert Moses avait alors prédit que le projet entraînerait une congestion monstre. Mais ce ne fut pas le cas. Au contraire, tout le secteur a été apaisé. Les voitures se sont évaporées, avait alors dit Jane Jacobs.

S’il y a de la place, les gens vont se déplacer davantage. S’il n’y en a pas, ils vont se déplacer autrement.

Frédéric Héran a aussi cité le cas de la fermeture du tunnel de la Croix-Rousse à Lyon en 2012 pour des travaux. Les journaux avaient prédit une catastrophe, mais celle-ci ne s’est jamais produite. Ce qui fait dire à M. Héran que l’implantation d’un tramway à Québec, qui nécessitera le retrait de voies de circulation, entraînera peut-être une congestion à court terme, mais à long terme, l’effet ne durera pas. « Mais ce ne sera pas la catastrophe. Les automobilistes s’adapteront. Et certains d’entre eux et ceux qui le peuvent prendront le tramway. »

Sabine Carette a pour sa part dévoilé les résultats des études réalisées dans la foulée de l’implantation d’un tramway à Tours en 2013. Avant l’arrivée du tramway, 20 000 véhicules par jour empruntaient l’axe routier visé par le tramway. Les prévisions laissaient entrevoir que la circulation routière diminuerait à 16 100 véhicules par jour. Mais en 2017, ce sont finalement 10 200 véhicules qui ont été comptabilisés quotidiennement sur cette artère. « On a divisé par deux la circulation automobile sur cet axe sans avoir réalisé de réduction de capacité routière marquée », a-t-elle fait remarquer en signalant que la part modale de la voiture avait diminué de plus de 4 points au profit des transports collectifs entre 2008 et 2019.

Pris dans le trafic

 

L’évaporation de la circulation n’est pas un concept qu’Yves Desautels, chroniqueur à la circulation de Radio-Canada, constate fréquemment. Tous les jours depuis un mois, il est témoin de la congestion occasionnée par les travaux effectués sur l’autoroute 25 sud en direction du tunnel Louis-Hippolyte-La Fontaine. « Il y a une voie de moins, et c’est l’enfer total depuis un mois », résume-t-il. « Comme c’est le tunnel La Fontaine, il n’y a pas beaucoup d’autres options. Quand on demeure à Boucherville, on n’a pas vraiment le choix. »

Il observe plutôt un phénomène de vases communicants : plongés dans une congestion monstre, les automobilistes se rabattent sur d’autres chemins, comme le pont Jacques-Cartier.

Le directeur général de Vivre en ville, Christian Savard, reconnaît que le concept d’évaporation du trafic a ses limites. Il souligne que les autoroutes sont un environnement en « circuit fermé » où les options de rechange sont rares. Le contexte de travaux peut aussi engendrer des problèmes particuliers. « Mais quand il y a eu des travaux sur le pont Pierre-Laporte l’an dernier, ç’a été pas mal moins difficile que prévu simplement parce que les gens changent leurs habitudes et prennent d’autres options », dit-il.

Selon lui, le trafic automobile pourrait être comparé à un gaz. « Il peut se contracter et s’étendre en fonction de la place qu’on lui donne. S’il y a de la place, les gens vont se déplacer davantage. S’il n’y en a pas, ils vont se déplacer autrement. »

Encore faut-il que des solutions soient offertes aux automobilistes, qu’il s’agisse de nouvelles voies cyclables, comme le Réseau express vélo (REV) de la rue Saint-Denis, ou un mode de transport collectif efficace, comme un tramway. Penser que l’évaporation s’opérera automatiquement est futile, estime Jean-Philippe Meloche, professeur à la Faculté de l’aménagement de l’Université de Montréal.

« Il y a une certaine mentalité parfois, en planification des transports, de dire que, si on rend la vie des gens misérable dans leurs déplacements, ils vont changer leurs habitudes de mobilité. Mais ça ne fonctionne pas toujours : soit ils vont avoir une vie plus misérable — ce qui n’est pas nécessairement bon en matière de services publics —, soit on déplace les activités économiques en périphérie. »

Dans le cas du futur tramway de Québec, Jean-Philippe Meloche craint qu’on ne profite pas de l’occasion pour transformer la ville. Entre Sainte-Foy et le Vieux-Québec, le tramway traversera des secteurs à basse densité, fait-il remarquer : « C’est très beau et il y a de belles maisons, mais on ne peut pas dépenser trois ou quatre milliards de dollars d’infrastructures publiques et maintenir la campagne urbaine. »

Frédéric Héran croit pour sa part que l’arrivée du tramway de Québec permettra de voir se concrétiser le phénomène d’évaporation.

« Un tramway, c’est un trottoir roulant. C’est le spectacle de la ville qui défile devant vous. C’est magique ! Quand vous l’aurez, une bonne partie de vos appréhensions tomberont et vous vous direz : “Pourquoi on ne l’a pas eu plus tôt” ? »



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