Des ponts en mal d’amour

Le pont de l’Île-aux-Tourtes, construit en 1965, était sous respirateur artificiel depuis plusieurs années. Il fera d’ailleurs l’objet d’une reconstruction complète dans les prochaines années, promet Québec.
Photo: Jacques Nadeau Le Devoir Le pont de l’Île-aux-Tourtes, construit en 1965, était sous respirateur artificiel depuis plusieurs années. Il fera d’ailleurs l’objet d’une reconstruction complète dans les prochaines années, promet Québec.

Les nombreux maux de tête causés par la fermeture du pont de l’Île-aux-Tourtes pendant deux semaines ont rappelé l’importance névralgique qu’occupent les infrastructures de ce type à l’échelle de la province. Or, nombre d’entre elles sont en mauvais état et nécessitent des travaux à très court terme pour éviter une accélération de leur dégradation, soulignent des experts.

C’est avec un soupir de soulagement que des milliers d’automobilistes de l’ouest de l’île de Montréal ont accueilli le 5 juin la réouverture complète du pont de l’Île-aux-Tourtes après deux semaines de fermeture partielle en raison de bris et de dommages causés à des tiges de renforcement lors de travaux de forage. Toutefois, cette structure, construite en 1965, était sous respirateur artificiel depuis plusieurs années. Elle fera d’ailleurs l’objet d’une reconstruction complète dans les prochaines années, promet Québec.

« Ça fait au moins une dizaine d’années que nous savons que nous avons besoin d’un nouveau pont, mais personne n’a livré le résultat et, là, on voit ce que ça donne », déplore la mairesse de Sainte-Anne-de-Bellevue, Paola Hawa.

Ce pont, qui relie Vaudreuil-Dorion à Senneville, est toutefois loin d’être le seul dans la province à nécessiter des travaux majeurs. Un inventaire du ministère des Transports du Québec (MTQ) fait état de plus de 20 % de ponts dans la province nécessitant des réparations, sur un total de près de 6950 infrastructures de ce type répertoriées. De ce nombre, un peu plus de 5 % doivent faire l’objet de « travaux majeurs » et près de 4 %, d’un remplacement.

Au MTQ, on assure qu’une surveillance des ponts est réalisée de façon assidue, mais certains gardent en mémoire l’effondrement tragique du viaduc de la Concorde, à Laval, en 2006. Le gouvernement a d’ailleurs imposé des restrictions sur près de 1500 ponts dans la province, indique l’inventaire. Le MTQ fait toutefois face à un enjeu de taille en matière d’entretien de ces infrastructures vieillissantes, qui se dégradent rapidement.

« La détérioration d’un ouvrage, ce n’est pas linéaire dans le temps. Les ponts sont comme les personnes. Quand ils vieillissent, ils commencent à vieillir rapidement. Donc, si on ne les répare pas rapidement, plus on attend et plus [leur] dégradation s’accélère », explique Bruno Massicotte, professeur titulaire au Département des génies civil, géologique et des mines de Polytechnique Montréal.

L’ingénieur associe le manque d’entretien des ponts de la province dans les dernières décennies à des problèmes de financement, mais aussi de manque d’effectifs du côté du MTQ. Or, le fait d’attendre pour réparer ou remplacer des ponts vieillissants a souvent pour effet de faire grimper la facture au bout du compte, souligne l’expert.

Il donne pour exemple l’ancien pont Champlain. Le gouvernement fédéral avait annoncé la construction du nouveau pont en 2011, mais elle a tardé à se concrétiser. Résultat : des centaines de millions de dollars ont dû être dépensés dans les années suivantes pour effectuer des rénovations majeures sur un vieux pont qui est maintenant voué à la déconstruction. « Ça n’a servi à rien », conclut M. Massicotte.

Une situation « généralisée »

L’ingénieur et architecte à la retraite Jean Hémond surveille pour sa part depuis plusieurs années la dégradation du pont de Québec, qui enjambe lefleuve Saint-Laurent pour relier Québec et Lévis. Bien que la structure appartienne à la compagnie de chemin de fer Canadien National, le MTQ est responsable de l’entretien de ce pont, sur lequel transitent quotidiennement environ 30 000 véhicules.

« Ça fait 11 ans que je photographie le pont et que je cherche quels sont ses problèmes. Au début, je demandais qu’on le regarde, qu’on le renouvelle et qu’on le répare. Mais d’après moi, maintenant, c’est trop tard », dit M. Hémond. Québec prévoit reconstruire le tablier du pont, érigé en 1917, et des travaux d’entretien seront réalisés ponctuellement entre-temps.

« Pour les infrastructures majeures, comme les ponts de longue portée, on devrait exiger des certificats de sécurité et des normes modernes », estime Jean Hémond. Selon lui, le manque d’entretien des « infrastructures vieillissantes » de la province est « généralisé ».

Le président de Trajectoire Québec, François Pepin, déplore quant à lui que le gouvernement Legault continue d’investir dans de nouveaux projets d’infrastructures routières — comme le troisième lien Québec-Lévis —, alors que le déficit en maintien d’actifs de celles qui sont déjà en place et considérées comme en « mauvais état » est évalué à l’heure actuelle à environ 18,7 milliards de dollars à l’échelle de la province, selon le Plan québécois des infrastructures 2020-2030.

Photo: Jacques Nadeau Le Devoir Au MTQ, on assure qu’une surveillance des ponts est réalisée de façon assidue, mais certains gardent en mémoire l’effondrement tragique du viaduc de la Concorde, à Laval, en 2006.

« C’est toujours plus intéressant politiquement d’annoncer un tunnel ou quelque chose de neuf que de dire qu’on va remplacer un pont qui est déjà là », constate M. Massicotte.

Le MTQ souligne pour sa part que le nombre de ponts jugés en « bon état » a augmenté dans les dernières années, à la suite d’investissements de plusieurs milliards de dollars pour assurer leur entretien. Le montant annuel consacré à cet effet est d’ailleurs en croissance. « Une stratégie rigoureuse de maintenance existe. Nous ne pouvons ainsi parler de lacunes d’entretien », souligne un porte-parole du MTQ, Gilles Payer.

La dégradation des routes et des ponts est d’ailleurs loin d’être un problème propre au Québec. À l’échelle canadienne, près de 40 % de ces infrastructures sont dans un état « passable » ou « mauvais », selon une compilation réalisée en 2019 par le Bulletin de rendement des infrastructures canadiennes.

Des ponts plus durables

 

Au Québec, la dégradation rapide des ponts dans les dernières décennies est notamment liée à l’utilisation d’une grande quantité de sel de déglaçage en hiver. La province connaît aussi de nombreuses périodes de gel et de dégel à l’approche du printemps, ce qui a des répercussions sur les infrastructures routières de la province, explique M. Massicotte.

L’expert se montre toutefois optimiste quant à la possibilité que les ponts qui ont été construits dans les dernières années et ceux à venir aient une durée de vie plus longue que les précédents. Il souligne que la qualité des matériaux utilisés s’est améliorée, tout comme la supervision des chantiers de construction. « Sur une note positive, les ponts qu’on construit aujourd’hui auront une durée de vie beaucoup plus longue que ceux qui sont en place. On peut facilement penser qu’ils auront une durée de vie d’une fois et demie à deux fois plus grande que ceux construits dans les années 1960 », avance l’expert.

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La détérioration d’un ouvrage, ce n’est pas linéaire dans le temps. Les ponts
sont comme les personnes. Quand ils vieillissent,
ils commencent à vieillir rapidement. Donc, si on ne les répare pas rapidement, plus on attend et plus [leur] dégradation s’accélère.

 

Bruno Massicotte

 

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