Un quartier déchiré entre développement industriel et humain

De nombreux citoyens rêvent de voir la friche de Viauville convertie en espaces verts, qui manquent cruellement dans le secteur. Mais l’entreprise Ray-Mont Logistiques, qui a acquis le terrain en 2017, souhaite plutôt y construire un centre de transbordement de conteneurs.
Jacques Nadeau Le Devoir De nombreux citoyens rêvent de voir la friche de Viauville convertie en espaces verts, qui manquent cruellement dans le secteur. Mais l’entreprise Ray-Mont Logistiques, qui a acquis le terrain en 2017, souhaite plutôt y construire un centre de transbordement de conteneurs.

Le secteur Assomption sud–Longue-Pointe, près du Port de Montréal, fait l’objet d’importantes transformations industrielles, dont plusieurs sont décriées par les citoyens vivant à proximité. Le développement industriel est-il compatible avec un milieu de vie sain pour les résidents et la préservation de l’environnement ?

Dans le quartier Viauville, tout au bout de la rue Ontario, se dresse une butte sur laquelle on peut grimper en traversant une ou deux clôtures trouées et des rails du CN peu utilisés. Perché là-haut tout juste à côté d’une bête faite de matériaux récupérés, œuvre de l’artiste Junko, on peut admirer le paysage qui s’étend sur plusieurs kilomètres.

Devant : 2,5 millions de pieds carrés de friche industrielle appartenant anciennement à l’entreprise de métallurgie Canadian Steel Company. Il y coulait autrefois un ruisseau et, jusqu’en 2017, certaines parties du terrain accueillaient des arbres de quelques dizaines d’années et des bassins d’eau.

Au nord-ouest de cette étendue se trouve le boisé Steinberg où, près de jeunes bouleaux, de roseaux et d’oiseaux, une vingtaine de personnes sans-abri campaient jusqu’à récemment. À quelques mètres à l’ouest du grand terrain industriel sont érigés une coopérative d’habitation et le CHSLD Grace Dart. Au sud, c’est la très passante rue Notre-Dame, bordée par le port de Montréal. À l’est, il y a un quartier industriel des plus traditionnels : gris, bétonné, inhospitalier.

De nombreux citoyens rêvent de voir la friche convertie en espaces verts, qui manquent cruellement dans le secteur. « On pourrait avoir des serres d’agriculture urbaine, une portion parc, une place pour des événements festifs musicaux et circassiens, une piste cyclable, un parc à chiens, énumère Cassandre Charbonneau-Jobin, une résidente de Viauville. C’est sûr que ça coûterait cher, mais le prix de l’inaction face aux changements climatiques va nous coûter encore plus cher. »

Responsable du développement urbain durable au Conseil régional de l’environnement (CRE) de Montréal, Charles Bergeron croit aussi que cet espace a un potentiel énorme. « On aurait pu penser à des aménagements qui évoquent le ruisseau Molson, ramener des sections à la surface. Ça aurait pu être une zone tampon que les travailleurs auraient pu s’approprier, car il y a beaucoup d’avantages à la présence de parcs à proximité des zones industrielles », juge-t-il.

Développement économique

 

Si M. Bergeron conjugue au conditionnel passé, c’est que ces projets ont une chance presque nulle de se matérialiser. En 2017, l’entreprise Ray-Mont Logistiques a acquis le terrain, dont le zonage permettait de construire un centre de transbordement de conteneurs. Les tentatives de l’arrondissement pour bloquer le projet, après coup, se sont soldées par un échec devant les tribunaux. Un millier de camions et une centaine de wagons doivent y circuler chaque jour, transportant essentiellement des produits agricoles. Les travaux doivent commencer dans quelques semaines, selon Ray-Mont.

Il est possible de développer des secteurs d’une façon qui est bonne pour l’économie et pour l’environnement. En fait, nous devons absolument aller dans cette direction.

 

Ce projet répondrait à un besoin logistique, notamment en lien avec l’augmentation des exportations agricoles. « Présentement, on atteint presque 10 milliards d’exportations au Québec, et la cible de la politique bioalimentaire est de 14 milliards pour 2025 », indique Martin Lavoie, président-directeur général du Groupe export agroalimentaire. Il estime qu’il faut améliorer la fluidité du système d’expédition pour diminuer les délais de livraison par bateau.

« Des projets novateurs comme ceux que Ray-Mont Logistiques met en avant sont très bénéfiques pour optimiser la chaîne logistique et déplacer la marchandise le plus efficacement possible », affirme pour sa part Mathieu Charbonneau, directeur général de la grappe Cargo M, qui rassemble tous les acteurs de la logistique et du transport de marchandises du grand Montréal.

Un boisé à préserver

Le député d’Hochelaga-Maisonneuve, Alexandre Leduc, souhaiterait que le boisé Steinberg soit préservé et aménagé, un peu comme « un prix de consolation » face à l’arrivée de Ray-Mont. Toutefois, le boisé doit prochainement faire les frais de la construction d’un poste de transformation d’Hydro-Québec, ce qui soulève l’opposition de groupes de citoyens. « On comprend qu’Hydro-Québec a besoin d’un nouveau poste de transformation, mais j’invite la société d’État à considérer d’autres emplacements et à s’engager à protéger le boisé au maximum », soutient le député solidaire.

Le tracé du REM de l’Est semble passer par le boisé, et le prolongement du boulevard de L’Assomption vers le sud pourrait le toucher. Le secteur industriel Assomption sud–Longue-Pointe, qui s’étend jusqu’à l’autoroute 25 et qui inclut deux quartiers résidentiels enclavés, Guybourg et Haig-Beauclerk, fait aussi l’objet de projets de construction de la part de nombreuses entreprises.

Un « écoparc » vraiment écologique ?

Appelé Cité de la logistique sous la précédente administration municipale, le secteur a pris le nom d’Écoparc industriel de la Grande Prairie depuis trois ans. Si certains citoyens doutent de sa réelle vocation écologique, le maire de l’arrondissement Mercier–Hochelaga-Maisonneuve, lui, y croit. Pierre Lessard-Blais s’attend à ce que toute entreprise qui s’y implante ou qui y prend de l’expansion adhère à la vision d’une « économie du XXIe siècle ».

« Dans la cour de voirie que la Ville s’apprête à refaire, on va passer de 0 % à 22 % de verdissement, de 3 arbres à 220 arbres, rapporte M. Lessard-Blais. On est en train d’analyser la possibilité d’imposer un pourcentage de toitures vertes à tout nouveau projet. On amène la conception de la densification industrielle pour qu’au lieu d’avoir de grands bâtiments qui prennent la totalité de leurs terrains, on ait des bâtiments plus hauts qui laissent plus de verdissement au sol. On travaille la gestion environnementale de l’écoulement des eaux. »

Une instance de concertation a été mise en place pour que toutes les parties prenantes puissent rencontrer régulièrement des comités de citoyens dès les balbutiements de leurs projets. Plusieurs entreprises y participent déjà et affirment qu’elles respecteront la vision de l’Écoparc. C’est le cas de la Société des alcools du Québec, qui commencera dans les prochains mois l’agrandissement de son centre de distribution. La Société de transport de Montréal dit aussi y collaborer dans le cadre de son futur centre de transport devant accueillir une partie de ses 300 nouveaux autobus.


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Une consultation innovante

Cette vision et cette démarche participative sont innovantes, selon Carmela Cucuzzella, titulaire de la Chaire de recherche en conception intégrée, écologie et durabilité du milieu bâti et codirectrice de l’Institut des villes nouvelle génération de l’Université Concordia. « Il est possible de développer des secteurs d’une façon qui est bonne pour l’économie et pour l’environnement, estime la chercheuse. En fait, nous devons absolument aller dans cette direction. »

Pour elle, les sites industriels doivent être vivables non seulement pour les résidents à proximité, mais aussi pour les travailleurs qui y passent beaucoup de temps. « Il faut que les piétons et les cyclistes y soient en sécurité et que la qualité de l’air et l’environnement sonore soient sains », dit Mme Cucuzzella. L’intégration d’installations artistiques est aussi une très bonne façon de rendre les lieux accueillants.

Pour que l’Écoparc soit réellement un succès, la participation du plus gros joueur, Ray-Mont Logistiques, devra avoir lieu. L’entreprise n’est pas fermée à l’idée d’intégrer des mesures comme une zone tampon de verdure entre les conteneurs et le quartier résidentiel, mais le conflit avec la Ville, qui se poursuit, met pour l’instant des bâtons dans les roues du dialogue avec les citoyens.

Une autre leçon à tirer de cette saga, selon Charles Bergeron, est que la Ville doit s’approprier rapidement les terrains industriels convoités qui ont le potentiel de devenir des espaces verts. Autrement dit : il faut les protéger avant que des entreprises acquièrent le droit d’y construire des projets nuisibles aux citoyens et à l’environnement. « Dans le Technoparc Saint-Laurent, près de l’aéroport, il y a des milieux naturels d’un grand intérêt écologique », souligne l’employé du CRE Montréal. Il cite aussi le golf d’Anjou et les terrains vacants du secteur industriel de la Pointe-de-l’Île.

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