

Des pôles en quête de flexibilité
Une chose est claire pour les experts: les bureaux et les sièges sociaux ne disparaîtront pas.
Quand le centre-ville a pris des airs de trou de beigne en mars et que la faune habituelle s’est réfugiée à la maison, on aurait pu penser que la Banque Nationale avait eu un léger moment de panique. L’institution, après tout, est en train de se construire un nouveau siège social de 40 étages, qui réunira entre 5000 et 6000 personnes et qui sera prêt au début de 2023. Coût total : plus de 750 millions. Alors ? « Pas vraiment », laisse tomber le président et chef de la direction, Louis Vachon. Au départ, dit-il, on souhaitait quelque chose de flexible, un bâtiment caractérisé par des espaces ouverts et dont la fonction s’étendra sur des décennies, capable de s’adapter à différentes situations. « Dans un contexte de flexibilité, on savait qu’on avait quand même des options si des choses s’accéléraient ou pas. »
Le mot-clé : flexibilité. D’innombrables entreprises, en attendant le retour d’un semblant de normalité, s’interrogent sur leurs besoins actuels et futurs, disent plusieurs experts consultés par Le Devoir. Le centre-ville regorge de sièges sociaux et de bureaux, petits et grands, des fourmilières de milliers de personnes qui alimentent tout un écosystème : restaurants, foires alimentaires, commerces, services, etc. S’il n’est pas impossible que l’espace occupé soit ajusté à la baisse, que le télétravail augmente ou que des aménagements fassent l’objet d’une réflexion, ces sièges sont là pour de bon, affirme-t-on.
Selon le Conseil du patronat, on dénombrait 623 emplacements de plus de 500 employés au Québec en 2018, un parc dans lequel Montréal comptait pour environ 55 %. On chiffrait par ailleurs à 4569 le nombre d’emplacements de 100 à 499 employés. Si l’on s’en tient à la définition stricte du siège social, qui fait référence à des services offerts à des établissements affiliés, le Québec en comptait près de 400 en 2016.
« Les concentrations d’expertise dans un lieu physique existent pour une raison : ça génère une efficacité dans la prise de décisions », dit Michel Leblanc, président de la Chambre de commerce du Montréal métropolitain (CCMM). « Le téléphone existe depuis longtemps, le fax, la vidéoconférence, et ça n’a pas empêché de maintenir dans des lieux une concentration de gens qui ont des pouvoirs de décision, et à travers eux tout un groupe de soutien, que ce soit sur le plan de l’analyse, des impacts connexes, etc. » L’explosion du recours à la vidéoconférence s’est vite heurtée à des limites dans « la perception du non-verbal, de doutes, de l’enthousiasme ».
Chacun des dirigeants qu’il rencontre a un réflexe primaire, dit M. Leblanc : demander à ses collaborateurs de revenir, dans le respect des consignes. « Durant les grands bouleversements, c’est toujours tentant de faire des projections à partir des craintes et des états d’âme, en présumant que ça va durer après la crise. Mais c’est comme si on faisait abstraction de toutes les raisons qui ont mené à ces choix-là avant la crise. » Ce qui ne veut pas dire que les membres de la CCMM ne remettent pas en question l’espace qu’ils occupent. Loin de là. « Je pense que cette évaluation-là est systématique présentement. »
Les concentrations d’expertise dans un lieu physique existent pour une raison: ça génère une efficacité dans la prise de décisions
La plupart des compagnies s’interrogent sur leurs besoins, confirme Jean Laurin, président et chef de la direction du courtier immobilier Devencore. « Elles se demandent si elles peuvent développer un modèle où les gens travaillent en partie à la maison, peut-être à l’extérieur chez des clients, avec une portion au bureau. » Globalement, il pourrait y avoir une réduction de 30 % de l’espace que les compagnies occupent. « Par contre, quand on revient aux normes de distanciation, on est obligés d’avoir plus d’espace par employé, donc peut-être qu’on augmente de 10 ou 15 %. Au net, il pourrait donc y avoir une diminution de l’espace occupé de 10 à 15 %. »
Le défi, dit M. Laurin, est d’éviter de « prendre des décisions à long terme pour des problèmes à court ou moyen terme ». À partir du moment où on aura un vaccin, la question du sort des sièges sociaux et des bureaux sera-t-elle encore pertinente ? « Bien, aujourd’hui, on regarde ça et on se dit qu’on a été capables de fonctionner, alors pourquoi ça ne pourrait pas durer ? Or il y a un côté des entreprises qui est fragile. Ce qui est fragile, c’est la culture de l’entreprise. Avoir une culture à distance, c’est extrêmement difficile. »
Cela dit, l’ampleur qu’a prise le télétravail pendant la crise ne disparaîtra pas une fois le vaccin déployé. À la Banque Nationale, où l’on s’affaire à finaliser les plans de planchers et d’espaces de travail, une hypothèse se dégage déjà pour la suite des choses. « Lorsqu’on regarde nos besoins comme employeur et qu’on sonde nos employés, on constate qu’il y a un très fort consensus autour du 3-2, donc trois jours au travail à l’avenir et deux jours en télétravail », dit Louis Vachon. Une quête d’équilibre, en gros, entre le besoin de se voir et de renforcer la culture et l’efficacité au travail et la qualité de vie familiale. Ce qui entraîne toutefois des questions. « Si huit des membres de l’équipe sont présents et deux autres sont en télétravail, comment la dynamique va-t-elle se faire ? On réfléchit à ça. Est-ce que ça veut dire qu’il faudra des réunions où tout le monde devra être au travail ? Peut-être. Et les deux jours de télétravail, probablement qu’il faudra les partager entre les employés sur les cinq jours de la semaine. »
Lorsqu’on lui demande de parler de l’avenir du siège social et de sa conception, Anik Shooner, architecte associée et fondatrice du cabinet Menkès Shooner Dagenais LeTourneux, énumère deux écoles de pensée. « Il n’y a pas d’unanimité encore, dit-elle. Une des écoles dit qu’on va retourner à des cubicules fermés avec des aires de travail comme c’était auparavant. L’autre école dit qu’on va rester en aire ouverte avec des postes non assignés, comme c’est la tendance depuis plusieurs années. » L’idée des cubicules consisterait évidemment à empêcher la propagation du virus. Celle des postes non assignés, « selon moi et selon une certaine école de pensée, ça va rester, mais peut-être pas à temps plein ». L’ouverture au télétravail irait donc dans le sens des postes non assignés.
Des situations comme le vide dans les tours de bureaux, « je pense que c’est temporaire, je ne pense pas que tout va complètement changer », dit Mme Shooner. « Il faudra penser à la façon de travailler ensemble différemment. Tout ce qui est mentorat auprès des jeunes, apprendre aux gens comment se comporter avec des clients, comment se comporter en réunion, apprendre la culture de l’entreprise, pour que les gens aient un sentiment d’appartenance à l’entreprise, c’est extrêmement difficile de faire ça en télétravail. » Mais celui-ci va demeurer, croit-elle.
Et pendant ce temps, l’industrie du bâtiment cherche des solutions aux divers enjeux de propreté. « On reçoit parfois des propositions de compagnies, disons d’escaliers mécaniques, par exemple, qui nous disent avoir un système pouvant nettoyer la main courante. La réaction d’un client, ce n’est pas “je veux l’acheter”, c’est “donnez-moi des preuves que c’est vrai” », dit Mme Shooner. Réflexion et prudence sont de mise.
« Il y a une façon de revoir les bâtiments qui ont une vocation de bureau, parce qu’il va falloir réinventer ça pour être capables de résister à ce genre de changement », croit de son côté Jean Pelland, architecte et associé principal chez Sid Lee Architecture. Le déplacement des gens vers le centre-ville, au final, devra valoir la peine. « Les bureaux, ou les sièges sociaux qui sont souvent le navire amiral, vont devoir amplifier l’expérience humaine. »
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