Les oubliés du déconfinement
Perte de repères, manque d’espace, obstacles multipliés : les aménagements temporaires implantés aux quatre coins de Montréal pour faciliter la distanciation physique ont rendu la vie difficile aux personnes à mobilité réduite ou avec un handicap. Se disant oubliées par l’administration Plante, elles réclament aussi le droit de se déconfiner et de garder leur autonomie.
« Pendant que tout le monde se déconfine, moi, je reste confiné. Pas à cause de la COVID-19, mais en raison des nouveaux aménagements urbains à Montréal, qui me compliquent la vie », explique André Bisaillon. Ce septuagénaire qui réside dans l’arrondissement du Sud-Ouest ne peut plus marcher sans sa canne ou son déambulateur. Un accident de travail a fragilisé ses genoux il y a une quinzaine d’années, et l’arthrose a aggravé la situation, l’empêchant de marcher plus de quelques minutes sans souffrir. Il a donc pris l’habitude d’utiliser sa voiture au quotidien, pour faire son épicerie, aller à ses rendez-vous médicaux ou encore à l’église. « Je suis automobiliste pas par caprice ni par choix, mais par nécessité. Ma voiture, c’est ma béquille », tient-il à préciser.
Dépendant de ce moyen de transport, il a vu ses déplacements devenir « un casse-tête » dans les dernières semaines, depuis que les corridors sanitaires, les rues piétonnes et les voies cyclables se sont multipliés à travers la ville. De nombreux stationnements ont disparu dans les grandes artères commerciales, où les voies automobiles ont été réduites, voire interdites. Quant aux places libres dans les rues transversales, elles se font rares. « C’est rendu difficile d’aller à l’épicerie ou au CLSC voir mon médecin. C’est difficile de simplement accéder à la rue Wellington [devenue piétonne] pour m’asseoir sur un banc, prendre un café, regarder les gens qui passent, savourer la vie devant moi, après ces mois de confinement », raconte-t-il, désemparé.
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Les anciens textes du Devoir de citéÀ ses yeux, le plan d’aménagement temporaire de l’administration Plante s’est fait « trop vite » et surtout sans prendre en considération les personnes plus vulnérables. M. Bisaillon ne demande pas la lune pourtant : juste davantage de places de stationnement réservées aux personnes handicapées proches de ces artères devenues piétonnes ou donnant priorité aux cyclistes, pour qu’il puisse lui aussi profiter du déconfinement et garder son autonomie.
« La journée où je ne pourrai plus utiliser ma voiture au quotidien, j’aurai perdu mon autonomie, dit-il. Il ne me restera qu’à me trouver une place dans une résidence pour aînés. J’y pense tous les jours, et ça me fait peur. »
Corridors sanitaires
Yvon Provencher juge aussi que la pandémie et les aménagements urbains qui en découlent représentent « un sérieux risque de perte d’autonomie » pour les personnes avec un handicap ou à mobilité réduite.
Pour l’homme dans la cinquantaine, non-voyant, l’avenue au Mont-Royal — maintenant piétonne — est devenue un vrai parcours à obstacles. Il doit zigzaguer entre les gens en file d’attente et le mobilier des terrasses des bars et des restaurants installé en plein milieu des trottoirs ou de la rue.
L’accessibilité universelle a beau être un droit prescrit par la Charte des droits et libertés, ce droit est constamment bafoué
Et c’est sans parler des corridors sanitaires ailleurs dans la ville, qui sont parfois mal balisés, ce qui les rend peu sécuritaires. « La majorité des personnes avec une déficience visuelle vont continuer de marcher sur les trottoirs, car elles perdent leurs repères sinon. C’est dangereux quand on arrive au coin de la rue, au moment de traverser », explique celui qui est aussi agent de développement du Regroupement des aveugles et amblyopes du Montréal métropolitain.
Il donne l’exemple de l’intersection de l’avenue du Mont-Royal et de l’avenue Papineau, qui lui cause bien des maux de tête. Depuis que l’avenue est devenue piétonne, il ne peut plus se fier au bruit de la circulation des voitures qui lui indiquait quand traverser l’avenue Papineau. « La seule information que j’ai, c’est que, quand ça roule sur Papineau, ce n’est pas à moi de traverser. Mais quand c’est silencieux, est-ce parce qu’il n’y a pas d’auto à ce moment-là ou parce que la lumière est verte pour les piétons ? »

Sans consultation
« On est toujours les grands oubliés ! L’accessibilité universelle a beau être un droit prescrit par la Charte des droits et libertés, ce droit est constamment bafoué », s’offusque la présidente du Regroupement des activistes pour l’inclusion au Québec, Linda Gauthier. Cette résidente du Plateau-Mont-Royal se déplace en fauteuil roulant et doit aussi s’armer de patience pour se frayer un chemin sur l’avenue du Mont-Royal, entre autres. Elle a également constaté que des arrêts d’autobus ont été décalés de plusieurs pâtés de maisons, ce qui complique la vie des personnes à mobilité réduite. Quant aux voies cyclables et aux corridors sanitaires, ils empêcheraient à certains endroits le déploiement de la rampe de l’autobus.
Mme Gauthier reproche à la Ville de Montréal d’avoir consulté son organisme — et plusieurs autres qui se consacrent à la défense des droits des personnes à mobilité réduite ou avec un handicap — seulement une fois le plan d’aménagement pour l’été déjà annoncé, le 15 mai dernier. « On est toujours consultés après coup seulement, quand c’est déjà trop tard. J’ai donné mes commentaires à des gens de la Ville, mais aucun suivi de leur part depuis, », dénonce-t-elle.
Pendant que tout le monde se déconfine, moi, je reste confiné. Pas à cause de la COVID-19, mais en raison des nouveaux aménagements urbains à Montréal, qui me compliquent la vie.
À la Ville, on indique faire de l’accessibilité universelle « une priorité », précisant que, « selon les demandes du milieu, certains changements pourront être apportés ». La Ville a également mandaté tout récemment la firme Société Logique pour analyser les aménagements temporaires déployés en raison de la pandémie ainsi que le Plan de déplacements estival, afin de trouver « des pistes d’amélioration ».
Notons que l’administration Plante s’est fait rappeler à l’ordre par l’Ombudsman de Montréal le mois dernier. Dans un « avis de préoccupation », Me Johanne Savard avait livré ses inquiétudes concernant l’accessibilité des corridors sanitaires pour les personnes âgées et celles avec un handicap. Elle a finalement ouvert une enquête début juin sur ces aménagements de temps de pandémie.
Des démarches qui prennent toutefois du temps. Et en attendant, rien ne change sur le terrain, fait remarquer Linda Gauthier, inquiète de voir ces nouveaux aménagements devenir finalement permanents.