Courbes hasardeuses sur le chemin du covoiturage

Mis à l’arrêt au début de la pandémie, le covoiturage entre les régions tourne toujours au ralenti, alors que le Québec se déconfine à la vitesse grand V. Les craintes d’une nouvelle vague et le télétravail découragent les habitués de cette pratique, laissant présager un lent retour à la normale.
« Maintenant, j’impose mes conditions. C’est sûr que je refuse des gens et que j’embarque moins de personnes au final, mais c’est mieux pour tout le monde. Ce que je fais, prendre des précautions, j’appelle ça avoir de la conscience sociale », soutient Phil Jourdain. Après une pause de presque trois mois, ce quinquagénaire a recommencé le covoiturage fin mai peu après la levée des barrages routiers. Si les déplacements entre les régions ne sont toujours pas recommandés, ils ne sont plus interdits.
M. Jourdain a ainsi fait l’aller-retour entre Rimouski et Montréal à deux reprises dernièrement, pour voir sa famille. Il en a profité pour embarquer des voyageurs par l’intermédiaire de groupes de covoiturage sur Facebook. Mais puisque le virus court toujours, quelques aménagements ont été nécessaires.
Fini le café et les beignes qui permettaient de briser la glace avec ses passagers, M. Jourdain a installé une pellicule en plastique dans son véhicule pour séparer l’espace conducteur de celui des passagers qui embarquent maintenant uniquement à l’arrière. Et pour limiter encore plus le risque de propagation, il n’accepte que des personnes habitant la même adresse, preuve à l’appui. « Le masque n’est pas assez selon moi, c’est une illusion de sécurité », ajoute-t-il.
Vanessa Boutin, 35 ans, n’a pour sa part toujours pas repris cette pratique. Cela fait trois ans qu’elle offrait des places dans sa voiture lorsqu’elle se rendait de Québec à Montréal pour voir des amis et, plus récemment, de Québec à Trois-Rivières pour voir son conjoint chaque fin de semaine. « Quitte à faire le trajet, si je peux aider des gens qui n’ont pas d’autres moyens pour se rendre, tant mieux. Et puis ça aide à payer l’essence aussi, ça fait une différence. »
Tout le monde parle d’une possible deuxième vague, alors ce n’est pas le temps de contribuer à propager le virus.
Mais dès le début de la pandémie, mi-mars, elle a décidé de « ne plus prendre de chance » et de faire les trajets seule, inquiète d’être contaminée par la COVID-19. Et même si le nombre de nouveaux cas diminue et que le Québec se déconfine de plus en plus, elle ne s’est toujours pas décidée à embarquer de parfaits inconnus.
« Je vais laisser encore un peu retomber la poussière avant de reprendre des passagers avec moi. Tout le monde parle d’une possible deuxième vague, alors ce n’est pas le temps de contribuer à propager le virus. J’aime mieux ne pas prendre de risque pour personne, ni eux ni moi », confie-t-elle.
Avenir en question
Des craintes qui semblent partagées par bien d’autres conducteurs, si l’on se fie au nombre d’annonces recherchant « un lift » laissées sans réponses dans les groupes de covoiturage sur Facebook.
Jean-Sébastien Ouellet, directeur au service à la clientèle pour la compagnie de covoiturage interurbain Amigo Express, fait le même constat. « C’est le principal problème en ce moment. Avec le déconfinement, on voit beaucoup de gens qui cherchent à se déplacer de nouveau, mais on manque de conducteurs pour les prendre. Certains ont encore peur avec la COVID-19, d’autres ne se déplacent juste plus », note-t-il.
La compagnie québécoise, qui offre de mettre en relation des conducteurs et des passagers depuis 2006, a été fortement touchée par la pandémie étant donné que le mot d’ordre était de rester chez soi. Amigo Express a enregistré des pertes de 95 % à 98 % depuis le début de la crise sanitaire et a dû mettre à piedtemporairement 90 % de ses employés, soit une quinzaine de personnes.
« On a vite été désignés comme service essentiel, puisque les bus n’offraient plus de service, mais les trajets essentiels restaient limités », indique M. Ouellet évoquant « un moment difficile pour le secteur ». « Depuis le déconfinement il y a un mois, on n’a constaté aucun changement, dit-il, inquiet. C’est sûr qu’on se questionne sur l’avenir et la survie du covoiturage. »
Les départs en vacances risquent peu de relancer la machine, le covoiturage étant moins propice aux déplacements en famille. De plus, le télétravail sera encore de mise cet automne, tandis que les universités et les cégeps donneront des cours à distance. « Notre communauté reste majoritairement des étudiants qui vont rendre visite à leur famille ou voir des amis. Ça ne laisse rien présager de bon pour nous cet automne », poursuit M. Ouellet.
Covoiturage entre collègues
Est-ce la fin du covoiturage pour autant ? « Ça va revenir, mais ça va prendre du temps », répond-il.
Un avis partagé par le président de l’organisme Trajectoire Québec, François Pépin. « Le covoiturage était en croissance dans les dernières années, entre autres parce qu’on manquait de liaison de bus entre les villes. Ça ne va pas changer : les transports interurbains ont été très touchés par la crise, beaucoup n’ont pas repris et vont certainement devoir réduire leur service. Les gens se tourneront de nouveau vers le covoiturage », soutient-il.
De son côté, la plateforme de transport Netlift a enregistré une augmentation des demandes de covoiturage depuis le déconfinement. À noter que l’entreprise s’occupe d’un marché différent puisqu’elle met en relation des résidents d’une même ville qui effectuent le même trajet quotidien, ce qui diffère du covoiturage interurbain.
« Avec le retour progressif au travail, on a étonnamment vu augmenter le covoiturage entre collègues, explique le président de Netlift, Marc-André Ducas. Plusieurs ont peur de prendre le transport en commun, et leur travail n’est pas forcément accessible en vélo, alors ils embarquent avec un collègue avec qui ils se sentent en sécurité. On constate ça surtout dans le milieu hospitalier, où certains établissements ont même recommandé aux employés de covoiturer. »