Redécouvrir les ruelles

Rues piétonnes, corridors sanitaires et voies partagées : parmi les aménagements temporaires annoncés vendredi par Montréal pour faire davantage de place aux piétons, on semble avoir oublié que la métropole bénéficie de tout un réseau de ruelles qui, avec un peu d’amour, pourrait offrir de belles promenades aux Montréalais et désengorger les parcs cet été.
« J’ai toujours aimé les ruelles de Montréal, mais en temps de pandémie, c’est vraiment devenu un réflexe de les emprunter », explique Marie-Soleil Cloutier, qui vit avec sa famille dans l’arrondissement de Verdun. Depuis le début de la crise sanitaire, elle préfère marcher dans ces petites rues en arrière des logements montréalais, quitte à faire parfois un détour. « C’est comme un réseau parallèle, plus sécuritaire et où il est plus facile de respecter la distanciation physique que sur les trottoirs en ce moment », fait remarquer celle qui est aussi professeure à l’Institut national de la recherche scientifique.
Et lorsque le temps manque pour aller au parc, elle permet à ses filles d’y jouer, d’y faire du vélo et même d’aller y voir leurs amis, à distance bien sûr. « Chaque enfant de son bord de ruelle, ils peuvent se voir et jaser ensemble. Ça fait du bien de garder des contacts humains », estime Mme Cloutier. Elle confie d’ailleurs improviser de temps à autre des 5 à 7 avec ses voisins. « Chacun sa chaise, à deux mètres de distance. Ça se fait sans problème. La ruelle devient le prolongement de notre cour. »
J’ai toujours aimé les ruelles de Montréal, mais en temps de pandémie, c’est vraiment devenu un réflexe de les emprunter
Et ils ne sont pas les seuls à réinvestir leurs ruelles. Des bancs, des chaises, des tables de pique-nique, Léa Philippe en a croisé souvent dernièrement lors de ses promenades dans les ruelles. Cette résidente de l’arrondissement Rosemont–La Petite-Patrie aime y flâner pour profiter tant du calme qu’elles offrent que de la vie de quartier qu’elles dissimulent. « C’est comme un petit village », dit-elle.
Une ambiance qu’elle aime retrouver dans sa propre ruelle, où le voisinage a pris l’habitude, dans les dernières années, de se rassembler et d’organiser divers événements. « On fait des ciné-ruelles, on joue de la musique ensemble, dit-elle. C’est très convivial, ça devient une immense cour commune. Je me trouve vraiment chanceuse de vivre ici. »
Léa Philippe espère pouvoir revivre ces traditions cet été, malgré la pandémie de coronavirus. À ses yeux, l’espace qu’offrent les ruelles sera plus que jamais nécessaire dans les prochains mois. « Les parcs vont déborder, c’est sûr. Ça prend d’autres endroits pour marcher et pour s’arrêter un moment. Si on aménageait un peu les ruelles, si on les animait aussi, ça pourrait désengorger les parcs », croit-elle.

La professeure Marie-Soleil Cloutier abonde dans ce sens. Et en plus d’être une aire de jeu pour les enfants et un lieu de rencontre pour les adultes, ces ruelles pourraient devenir le réseau de transit principal des piétons. « Je pensais que l’idée serait mise en avant par les autorités en temps de pandémie. On cherche de l’espace, alors qu’on en a déjà, là, sous nos yeux », fait-elle remarquer, se disant étonnée du peu d’attention qu’on leur accorde.
Un réseau délaissé ?
Si les ruelles ont gagné en popularité ces dernières années, jusqu’à devenir un emblème de la métropole, elles restent pour beaucoup de simples voies de desserte, un endroit où stationner son véhicule ou encore déposer ses poubelles.
D’après l’historien Mario Robert, chef de la section des archives à la Ville de Montréal, cette vision ne date pas d’hier et est restée ancrée dans les esprits. Les ruelles telles qu’on les connaît aujourd’hui sont apparues au XIXe siècle, rappelle-t-il, dans les quartiers bourgeois au départ et les quartiers ouvriers ensuite — soit de nos jours, les quartiers centraux de la métropole. « Déjà à l’époque, c’était un lieu de passage, une voie de desserte surtout. C’était en revanche sombre, sale, lugubre, peu sécuritaire. Un endroit peu fréquentable, où se tenait la petite criminalité », explique-t-il.
Ce n’est que dans les années 1960, lors de la destruction de nombreux hangars, que les ruelles ont connu un vent de changement, devenant notamment des cours de jeu pour les enfants. Et depuis, les citoyens n’ont cessé de se les approprier, encouragés par des programmes de verdissement de la Ville, qui permettent de les embellir tout en réduisant les îlots de chaleur.
Les premières ruelles vertes sont apparues sur le Plateau Mont-Royal en 1997, avant d’envahir tranquillement plusieurs autres arrondissements. En 2019, on en comptait plus de 440 sur l’ensemble du territoire montréalais. Et d’autres projets sont encore en cours de réalisation.
Davantage d’investissements
Cela concerne toutefois seulement 440 ruelles sur un total d’environ 4300 à Montréal, soit près de 450 km de voies secondaires. Si certaines sont un minimum entretenues ou aménagées par le voisinage, sans pour autant être désignées « ruelles vertes », beaucoup sont simplement laissées à l’abandon.
« Les ruelles sont sous-utilisées et sous-estimées. Elles ont pourtant beaucoup de potentiel », rappelle Florence Paulhiac Scherrer, professeure au Département d’études urbaines et touristiques de l’UQAM.
Si elle salue les mesures temporaires adoptées par la Ville pour faire de la place aux piétons et aux cyclistes en ces temps de pandémie, elle croit qu’à long terme — si le virus devait rester ou du moins faire des vagues —, le réseau de ruelles devrait être envisagé comme une solution.
Un peu de verdure, de l’entretien, quelques aménagements et des mesures pour ralentir la circulation : avec « un peu plus d’amour », elles pourraient être mieux mises en valeur et devenir cet « itinéraire bis » dont nous avons besoin.
Il faudrait par contre que la Ville s’investisse encore plus dans leur aménagement, juge la professeure. « On voit les ruelles comme un réseau non essentiel, donc tout est investi dans l’entretien des rues principales. On a renvoyé aux citoyens l’initiative de prendre soin des ruelles, avec de l’aide des arrondissements, s’ils en font la demande. Il est temps d’inverser la tendance. C’est à l’acteur municipal d’intervenir un peu plus, d’avoir du leadership », souligne Mme Paulhiac Scherrer.