La passion populaire pour les grosses voitures soutenue par l’État

Les ventes de camions légers au Québec ont bondi de 263% entre 1990 et 2018, alors que l’attrait pour la voiture traditionnelle a, lui, chuté de 31% pendant la même période.
Photo: Julian Stratenschulte Associated Press Les ventes de camions légers au Québec ont bondi de 263% entre 1990 et 2018, alors que l’attrait pour la voiture traditionnelle a, lui, chuté de 31% pendant la même période.

Le Devoir amorce une série intermittente pour exposer la société du tout-à-l’auto développée depuis un siècle avec le soutien, voire la complicité de l’État, des lois, des subventions, des mesures fiscales, du laisser-faire.

On n’a plus les autos qu’on avait. Au Québec, il se vend maintenant une voiture pour deux camions légers, une catégorie qui inclut les véhicules utilitaires sport (VUS), les minifourgonnettes et les camionnettes comme telles.

Les ventes des bons vieux « chars » traditionnels ont chuté de 31 % entre 2012 et 2018, tandis que l’attrait des camions légers bondissait de 263 % entre 1990 et 2018 selon l’étude État de l’énergie au Québec 2020 de HEC Montréal.

Toyota écoule plus de RAV4 que de Corolla. Le Ford Escape comme le Honda CR-V font partie du top 10 des meilleures ventes au Québec. Ces camions légers neufs (il s’en trouve autour de deux millions au Québec) sont en moyenne plus chers, plus lourds et plus énergivores que les voitures neuves.

Comment expliquer cet engouement exponentiel pour des véhicules de plus en plus obèses et gourmands, plus dangereux pour les piétons et les cyclistes aussi ? Les verts allemands les appellent les Klimakiller.

« Les causes ne sont pas encore connues de manière scientifique, mais nous avons plusieurs hypothèses, notamment le prix du carburant très bas au Canada par rapport à d’autres pays », avance Jessie Pelchat, experte en politiques des transports chez Équiterre. L’organisme environnemental mène en ce moment, en collaboration avec HEC Montréal et Polytechnique, une recherche pancanadienne pour mieux comprendre le phénomène.

Une autre explication possible concerne l’assouplissement des modalités de financement pour étaler le remboursement de l’acquisition sur des années. Les dépenses pour l’achat de camions légers ont augmenté de 624 % en dollars constants en trois décennies. La publicité incessante pour promouvoir les ventes plus profitables aux fabricants comme aux concessionnaires doit bien également expliquer quelque chose.

Des surtaxes insignifiantes

 

Et l’État ? Quel rôle les ordres de gouvernement jouent-ils ou ne jouent-ils pas pour expliquer cette épidémie de VUS-o-folie ? Au mieux, Ottawa, Québec ou les municipalités laissent faire. Au pire, ils encouragent la lourde tendance.

Villes. Elles n’agissent pratiquement pas sur ce plan. Au mieux, elles modulent les tarifs pour les vignettes de stationnement en fonction de la taille du véhicule. À Montréal, le tarif peut passer de 62 $ pour une voiture électrique à 122 $ pour une cylindrée de trois litres et plus. Dans l’arrondissement d’Outremont, la fourchette va de 100 à 140 $. Par contraste, un article du Guardian documentait en octobre un mouvement européen en progression pour carrément bannir les VUS des villes.

Ottawa. Le Canada impose une taxe d’accise sur les véhicules énergivores, mais ne l’applique qu’à un petit nombre d’automobiles hypergourmandes. Il faut débourser 4000 $ (le maximum) pour une Aston Martin de 12 cylindres, 3000 $ pour une Rolls Phantom valant cent fois plus. À peine 45 des quelque 2000 modèles recensés par l’Agence du revenu sont surtaxés. Par contraste, aucun des 38 modèles de Jeep (Wrangler, Patriot, etc.) n’est visé.

Il y a moyen d’agir autrement. La Norvège impose une taxe ajoutée de 25 % à la vente de véhicules à essence ou diesel neufs et jusqu’à 10 000 euros de plus à l’immatriculation de ce genre de véhicule. Les automobiles électriques sont exemptées des deux surtaxes. Le Royaume-Uni a un plan pour bannir la vente de véhicules à essence, diesel et même hybrides d’ici 2035.

« Les mesures fédérales ont provoqué des distorsions et elles sont inefficaces », dit encore Mme Pelchat. Nous proposons au gouvernement d’élargir la taxe d’accise à tous les véhicules en fonction des émissions de GES. » Selon cette suggestion, un véhicule avec un indice de CO₂ de 5 vendu 30 000 $ serait taxé pour 1500$.

Québec. Un droit d’acquisition supplémentaire fait débourser 205 $ de plus pour les grosses cylindrées. L’immatriculation varie aussi de 36 $ à 385 $ selon la taille du moteur. « Ce sont des sommes assez dérisoires, qui n’ont aucun effet sur le comportement, souligne Mme Pelchat. Ce qui existe au Québec est aussi inefficace. »

Dans ce cas, Équiterre propose de bonifier la norme existante sur les véhicules zéro émission. « Les manufacturiers vont tout faire contre ça. Eux, ils veulent tabler sur un siècle de recherche et développement pour les moteurs à combustion interne. Nous sommes dans un contexte de crise climatique. Il faut imposer à l’industrie d’offrir des véhicules adéquats. »

Équiterre souhaite aussi étendre l’incitatif à l’achat d’un véhicule électrique en finançant une contribution à l’électrification des transports par l’entremise d’une redevance payée par les propriétaires de véhicules énergivores et polluants. Une sorte de dérivé provincial de la mesure imaginée pour le fédéral.

De réels dangers

 

Il faudrait ajouter les déductions fiscales permises pour les véhicules d’entreprises et d’autres mesures encore. Mais bon, la faiblesse des mesures antipollution, voire l’encouragement à polluer, n’est qu’un élément à verser au dossier noir des rapports de l’État aux VUS. Il faut également considérer la dangerosité accrue de ces gros véhicules sur la route sous le laisser-faire étatique.

Les VUS ont causé 71 morts en 2018 au Québec, 20 de plus qu’en 2014. Ils ont fait 251 blessés graves, 48 de plus que quatre ans plus tôt. Les blessés légers ont gonflé de 33 %.

Le Dr Patrick Morency, spécialiste en santé publique et médecine préventive, souligne trois éléments qui rendent encore plus problématiques la non ou la faible intervention de l’État pour limiter la prolifération des Klimakiller qui tuent aussi des personnes.

Passagers. Les occupants d’un gros véhicule se croient davantage en sécurité en cas d’accident. En fait, il y a VUS et VUS. La probabilité de décès est plus faible pour les occupants de VUS monocoque (unibody), comme le Honda Pilot ou le Hyundai Santa Fe, en comparaison de ceux construits sur châssis (body-on-frame) comme les GMC Yukon, Jeep Wrangler, et autres Ford F-150.

Autres véhicules. La probabilité pour un automobiliste de décéder lors d’une collision est plus élevée lorsque l’autre véhicule impliqué n’est pas une autre voiture, mais est un VUS ou une camionnette.

Piétons. Les risques de blessures et de mort pour les piétons et les cyclistes augmentent avec la taille des véhicules. Point à la ligne.

Cela dit, le principal problème ne loge pas là, selon le Dr Morency. « Se questionner sur le type de véhicules fait perdre de vue l’enjeu principal, dit-il. Pour la santé comme pour la sécurité, il faut plutôt opposer transport en commun à transport privé plutôt que petits et grands véhicules. »

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