Le droit à la ville pour se réapproprier l’espace urbain

Sous la lorgnette du droit à la ville, la cité «est une “œuvre“ qui émerge directement des pratiques des habitants», écrit Julien Simard, rapportant la pensée d’Henri Lefebvre.
Photo: Annik MH de Carufel Archives Le Devoir Sous la lorgnette du droit à la ville, la cité «est une “œuvre“ qui émerge directement des pratiques des habitants», écrit Julien Simard, rapportant la pensée d’Henri Lefebvre.

Réfléchir la ville. La repenser, la refonder. Non plus comme un agrégat d’intérêts privés, mais plutôt à travers le prisme du droit à la ville. Un concept développé dans les années 1960 par le sociologue et philosophe français Henri Lefebvre. « Le droit à la ville, c’est dire que les personnes qui pratiquent la ville doivent en déterminer la forme et les fonctions. C’est dire que la ville nous appartient, qu’elle est à nous », explique Julien Simard, doctorant en études urbaines à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS).

Vue à travers cette lorgnette, la ville devient autant un processus qu’un espace social, détaille le chercheur dans le dernier numéro de la revue Relations. Elle est une décentralisation de la prise de décision et une réappropriation de l’espace urbain. « Elle est une “oeuvre” qui émerge directement des pratiques des habitants », écrit Julien Simard, rapportant la pensée d’Henri Lefebvre.

Utopique, le droit à la ville ? « Absolument », répond le chercheur en entrevue. « On n’a plus vraiment les moyens de ne pas être utopiques en ce moment. » Par rapport à la gentrification, à la marchandisation des espaces publics et au dérèglement climatique, le droit à la ville recentre l’humain au coeur de toute démarche.

Le droit à la ville, c’est dire que les personnes qui pratiquent la ville doivent en déterminer la forme et les fonctions

Dans sa plus pure expression, le droit à la ville est une autogestion complète. « Les gens qui vivent la ville devraient décider de la ville », expose Julien Simard. Une vision qui est en opposition, notamment, avec la propriété privée, qui donne libre cours à la spéculation foncière, une dynamique qui échappe à l’emprise des citoyens.

Les propriétaires fonciers — tout comme les municipalités, dont une large partie des revenus dépend de la taxe foncière — « ont intérêt à promouvoir [ou du moins à ne pas réprimer] un développement qui sera générateur de rente et bien souvent incompatible avec les principes du droit à la ville et de participation démocratique des individus à son développement », écrit Louis Gaudreau, professeur à l’École de travail social de l’UQAM, dans le dernier numéro de la revue Relations. Un numéro sur les défis d’une ville solidaire qui prépare la voie au colloque intitulé « De la ville sous tension à la ville juste » qui se tiendra à Montréal les 4 et 5 octobre. Deux journées de réflexion pour discuter des actions à prendre pour réaliser une ville solidaire.

Des manifestations concrètes

 

Pour concrétiser le droit à la ville, certaines limites à la propriété privée doivent être imposées, plaide Louis Gaudreau, citant les exemples du logement social et communautaire, mais aussi des fiducies foncières communautaires qui assurent l’accessibilité à long terme des terrains qu’elles possèdent.

Ces dernières années, plusieurs initiatives inspirées du droit à la ville sont nées, ici comme ailleurs. Certaines ont été fructueuses, d’autres n’ont pas donné le résultat espéré, estime Julien Simard.

Photo: Marie-France Coallier Le Devoir D’un ancien immeuble industriel désaffecté, le Bâtiment 7 est devenu un projet abritant une microbrasserie, une épicerie et des ateliers pour les résidents, etc. Bref, un véritable espace de vie démocratisé.

« C’est une idée très séduisante qui a été récupérée par les pouvoirs publics, qui se sont mis à faire des consultations. » Que ce soit pour les citoyens concernés par un projet de construction ou encore dans le cadre de projets d’urbanisme participatifs. Des exercices pour lesquels les citoyens ont rarement le dernier mot. « Ils ne peuvent pas refuser un projet. Donc ce sont des espaces démocratiques, mais qui sont limités. » Un type d’urbanisme que Julien Simard qualifie avant tout de « convivial ».

L’exemple du Bâtiment 7

Le Bâtiment 7 — une initiative autogérée dans le quartier Pointe-Saint-Charles à Montréal qui a permis de restaurer un ancien immeuble industriel désaffecté et d’en faire un projet abritant une microbrasserie, une épicerie et des ateliers pour les résidents du quartier — offre un autre exemple éloquent. « Le Bâtiment 7, c’est un exemple parfait de réappropriation d’un espace urbain », se réjouit le chercheur. Mais le Groupe Mach, qui possède les terrains avoisinants, souhaite bâtir des appartements autour du Bâtiment 7.

« En établissant des centres sociaux, en dynamisant des lieux, un effet d'attractivité peut effectivement se créer. En améliorant la ville d'en bas, de façon autogérée, est-on en train, malgré nous, de créer les conditions propices des formes d'exclusion dans le futur ? »

Le concept de ville intelligente — qui circule abondamment ces temps-ci — est aussi « gros de promesses et de dangers », expose le professeur Jonathan Durand Folco dans Relations. Celui-ci cite notamment le projet Sidewalk à Toronto, né d’un partenariat avec Google. L’objectif : créer un nouveau quartier « intelligent » qui sera connecté, innovant et respectueux de l’environnement. « Ce modèle basé sur la culture entrepreneuriale de la Silicon Valley soulève de nombreuses critiques, notamment à propos de l’utilisation d’algorithmes pour influer sur les comportements des individus à leur insu, ou concernant des enjeux touchant la protection de la vie privée, la collecte et la vente de données, étant au coeur du capitalisme de surveillance », écrit Jonathan Durand Folco, qui enseigne à l’École d’innovation sociale de l’Université Saint-Paul à Ottawa.

Un concept, présenté comme étant une « démocratisation de l’espace urbain par la technologie », mais qui permet essentiellement à une compagnie privée de « recueillir nos données », s’indigne Julien Simard. « On nous vend ce type de projets comme un droit à la ville, comme une possibilité de mieux pratiquer l’espace urbain, mais c’est plutôt un leurre. »

Le droit à la ville n’en demeure pas moins un idéal vers lequel il faut tendre, estime-t-il. « On sait très bien que ça n’arrivera pas du jour au lendemain. » Mais petit à petit, en ouvrant des espaces consultatifs qui donnent aux citoyens un réel pouvoir de décision et en priorisant le logement social ou encore transport collectif pour réduire les inégalités et l’exclusion, une ville plus solidaire et inclusive pourra lentement prendre ses quartiers.


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