Nouvelles villes, meilleur monde?

Plus propres, plus « vertes », exclusives, connectées, intelligentes, futuristes, efficaces et souvent en totale rupture avec les conditions socio-économiques de la majorité de la population des pays en développement où elles naissent. Le phénomène des villes nouvelles est en explosion à l’échelle de la planète.
Sarah Moser, professeure au Département de géographie à l’Université McGill, est à la tête du New Cities Lab, qui se consacre à l’étude et à la documentation de l’explosion aux quatre coins du globe des villes nouvelles conçues pour les plus fortunés. Ces jours-ci, cette géographe donne un cours sur les villes modernes, le premier en son genre au monde.
Lors d’un séjour de recherche en Malaisie il y a une douzaine d’années, Sarah Moser a eu vent de l’existence de Putrajaya, l’immaculée capitale administrative de ce pays d’Asie du Sud-Est. « Je croyais que les villes nouvelles étaient un phénomène des années 1960. À l’époque, j’avais répertorié 20 villes nouvelles alors qu’aujourd’hui, j’en compte plus de 200. Ce sont les Brasília de notre ère », nous explique-t-elle, dans son bureau aux murs tapissés de photos et de cartes de districts urbains créés pour les aspirations des fortunés membres du club des 1 %.
Certains projets font l’objet de poursuites judiciaires menées par des citoyens autochtones qui se voient dépossédés de leur territoire
Eko Atlantic, une version africaine de Dubaï établie sur les territoires côtiers du Nigeria, Neom, une ville « durable » en Arabie saoudite, et Songdo, une ville high tech de Corée du Sud, sont du nombre de ces cités ultramodernes qu’étudie le New Cities Lab. Selon l’ONU, 68 % de la population mondiale vivra en ville d’ici 2050 et ce boom urbain se produira surtout en Afrique et en Asie, des continents qui captivent particulièrement l’intérêt du New Cities Lab.
« Il s’agit de villes conçues pour les élites, souvent financées par des pétro-États et même par l’ONU, dans certains cas », indique Sarah Moser, qui s’intéresse tout particulièrement à la gouvernance de ces villes flambant neuves nées sur les tables à dessin de promoteurs immobiliers qui savent allécher les investisseurs choisissant l’immobilier pour « garer » leur argent. « Ces villes ne sont pas pensées comme des banlieues, mais plutôt comme des villes indépendantes gérées par des maires, avec leurs propres noms et marques de commerce. »
Sarah Moser nous invite à contempler la photo promotionnelle d’appartements en copropriété d’un développement créé pour plaire à des citoyens chinois. « On montre des investisseurs chinois en visite pour des petites vacances et peut-être [pour] acheter un peu d’immobilier », résume la chercheuse, qui évoque aussi les nombreux écueils associés à ces projets.

« Certains projets font l’objet de poursuites judiciaires menées par des citoyens autochtones qui se voient dépossédés de leur territoire. Il y a aussi les piètres conditions des travailleurs, qui, dans bien des cas, sont logés dans des conteneurs maritimes. Sans parler des villes construites sur des océans, qui détruisent les coraux, les mangroves », souligne Sarah Moser, qui concède que l’affluence de richesse à l’échelle mondiale et l’engouement pour les investissements immobiliers sont de puissants moteurs dans l’émergence des villes nouvelles.
Acheter son avenir sur plan
Le rôle dominant du secteur privé dans le développement des villes nouvelles est un aspect crucial à considérer, pour le New Cities Lab, composé d’une équipe de chercheurs en géographie de l’Université McGill.
« Ces villes sont créées pour générer du profit et ne sont pas toujours soutenues par des politiques publiques ou gouvernementales. Pendant que l’on construit des nouvelles villes, des fonds ne sont pas investis pour améliorer les villes existantes », explique Laurence Côté-Roy, dont les recherches doctorales se penchent sur les villes nouvelles du Maroc.

Les villes flottantes construites en eaux internationales (pour éviter de payer des taxes) et les tensions entre riches habitants de villes fermées et résidents des bidonvilles environnants sont des aspects sur lesquels se penche ce groupe de recherche. Si leurs promesses de verdure, d’infrastructures à la fine pointe et d’hyperconnectivité séduisent les riches, ces villes sont loin d’être des eldorados.
« Pour avoir des jardins si luxuriants au beau milieu du Quatar, on peut facilement imaginer la somme d’énergie requise », lâche Sarah Moser, qui remet aussi en doute le côté écologique d’un complexe d’appartements de luxe établi en plein désert, ou chaque étage a sa piscine.
Cela étant, si les logements trouvent facilement preneurs, les taux d’occupation des villes modernes sont souvent très bas. « Un porte-parole de Forest City — une ville exclusive en Malaisie — m’a confié qu’on anticipe un taux d’occupation moyen de 30 % », indique Sarah Moser, qui ajoute qu’Airbnb est un joueur important dans l’écosystème de ces cités d’or.
L’adaptation aux changements climatiques — 35 % de ces nouvelles villes sont construites sur des terres dérobées artificiellement à l’océan —, les possibles conflits culturels, les conséquences des migrations, l’effet d’un tel développement urbain sur la sécurité alimentaire des pays, les politiques et le financement de ces villes font partie des enjeux sur lesquels entend se pencher le New Cities Lab au cours des prochaines années. « Comment ces villes seront-elles gérées ? se demande Mme Moser. Est-ce que l’intérêt public sera servi ? Ce sont aussi des choses qui nous intéressent. »

Les fortunes consacrées à la création des villes nouvelles sont spectaculaires. La ville de Forest City, en Malaisie (surnommée « Nouveau Singapour »), aura coûté 100 milliards $US, alors qu’Ordos Kangbashi (la fameuse « ville fantôme » de Mongolie-Intérieure) a demandé un financement de 161 milliards $US. En contrepartie, le retour sur investissement de ces projets qui requièrent des prêts massifs de banques étrangères est loin d’être assuré, mentionne Sarah Moser. « Souvent, ces projets sont élaborés par des développeurs immobiliers qui vendent des images séduisantes qui, au final, n’ont rien à voir avec la réalité. »