

Quand les urbains changent le visage des campagnes
La gentrification rurale, entre renaissance et résilience.
L’enjeu du logement est toujours au coeur des débats sur la gentrification. Pourtant, le phénomène n’épargne pas les commerces, dont le sort contribue aussi à changer la face des quartiers.
Samedi matin, rue Ontario, dans Hochelaga-Maisonneuve à Montréal, ça grouille de monde. Ici et là, des gens se pressent, s’engouffrent dans le Dollarama pour faire leurs emplettes. D’autres déambulent sur les trottoirs, zieutant les devantures colorées des commerces qui ont pignon sur rue. Ils entrent parfois chez Rossy, à la boutique de jouets Bric à Brac ou encore aux Aliments Merci, une chaîne locale de produits naturels.
Place Valois, épicentre bourdonnant du quartier, certains s’arrêtent, se regroupent pour donner des nouvelles, alors que d’autres foncent tout au fond, jusqu’à L’Arhoma, pour prendre un café.
« Malgré ce qu’on pourrait penser, il existe dans certains quartiers une rare diversité commerciale, dit Alexandre Maltais, qui vient tout juste de terminer son doctorat sur cette question à l’Institut national de la recherche scientifique (INRS). Dans Hochelaga, par exemple, il y a deux Dollarama, une boulangerie, un Rossy, une librairie pour enfants, un Super C… Ils sont tous fréquentés par les gens du coin ! Est-ce que ça veut dire qu’il n’y a pas d’embourgeoisement ? Non, loin de là, mais ça casse un peu l’idée classique des petits commerces branchés qui délogent les casse-croûte et autres magasins généraux. »
Sur le terrain, il n’en demeure pas moins qu’un certain changement s’opère au fur et à mesure dès qu’un quartier prend du galon. Si l’exemple d’Hochelaga revient souvent à l’avant-scène, le phénomène s’observe aussi, à Montréal, dans Rosemont, dans le Sud-Ouest et dans Parc-Extension, ou encore, du côté de la Vieille Capitale, dans les anciens quartiers populaires de Saint-Roch et de Limoilou.
Dans certains cas, le tout se traduit par une épicerie familiale qui met la clé dans la porte, remplacée par une boulangerie, une fruiterie et une boucherie. Dans d’autres, ce peut être l’ouverture d’une microbrasserie ou de boutiques branchées, où le « fait au Québec » est à l’honneur, affichant parfois des prix rébarbatifs, d’autres fois non.
« C’est un phénomène à géométrie variable », explique Richard Ryan, conseiller municipal du district du Mile-End, sur le Plateau Mont-Royal, qui s’intéresse à ces questions depuis un bon moment. « Car au-delà du pouvoir d’achat, nous avons tous un bagage culturel et des valeurs qui font en sorte qu’on va ou non dans certains commerces. Ça ne passe pas nécessairement par le portefeuille. Des fois, c’est juste des habitudes de consommation qui diffèrent de celles de nos voisins qui étaient peut-être là depuis plus longtemps. »
Là où le bât blesse, c’est justement dans la charge symbolique de ces mutations commerciales. Car, au-delà de la capacité à se payer quelque chose, encore faut-il avoir envie d’entrer dans la jolie boutique qui l’offre. « Dans certains cas, le café a beau ne pas être cher, les gens ne rentrent pas », raconte Alexandre Maltais qui, au cours de ses travaux de recherche, a rencontré des dizaines de commerçants. « C’est paradoxal, parce qu’ils ont été plusieurs à me dire qu’ils faisaient des efforts, qu’ils habitaient eux-mêmes le quartier et qu’ils voulaient redonner à leur milieu. Et leurs prix ne sont pas toujours exorbitants… Ça en dit long sur la manière dont ces lieux sont perçus. »
Abordables ou non, ces nouveaux commerces participent à un embellissement du secteur, à une sorte de home staging de quartier, dit le chercheur en lâchant un léger soupir. « C’est là que ça peut devenir problématique, car si le petit propriétaire de la boulangerie n’avait pas l’intention de déloger des gens, son commerce a tout de même un effet sur le nouveau branding du coin. Et ça, les promoteurs immobiliers l’ont bien compris. » Un simple coup d’oeil sur des lieux de constructions neuves, tant à Montréal qu’à Québec, permet d’ailleurs de le constater.
C’est là qu’on voit que le phénomène s’inscrit dans un continuum plus vaste, renchérit Gilles Sénécal, professeur à l’INRS, qui a entre autres participé le printemps dernier aux Assises sur la gentrification dans Hochelaga-Maisonneuve. « Ce ne sont pas les commerces seuls qui changent les quartiers. Mais ils répondent à une demande, attirent de nouvelles personnes, favorisent d’autres interventions dans l’espace public… Est-ce que ç’a un effet repoussoir sur ceux qui habitaient là avant ? Peut-être que oui. En tout cas, ça ne rend pas nécessairement leur vie plus facile. »
Pour minimiser les impacts négatifs des transformations, les pouvoirs publics doivent rapidement prendre leurs responsabilités, notamment en protégeant la diversité commerciale et entrepreneuriale dans les quartiers, pensent plusieurs experts. « C’est primordial de s’assurer que subsiste une variété de commerces et d’emplois, affirme le sociologue Jean-Marc Fontan, professeur à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Car au-delà de la vitalité économique, c’est ce qui permet de préserver une certaine mixité sociale. »
Cela peut se faire, par exemple, en facilitant l’accès à la propriété pour les petits entrepreneurs ou par des mesures fiscales. « Ça pourrait aussi prendre la forme d’un rachat par les arrondissements de certains baux commerciaux, avance Richard Ryan, de Projet Montréal. Après, nous pourrions les louer à de nouveaux commerçants [ou, encore, à des “rescapés de la gentrification”] légèrement en deçà du prix courant. »
« Ce qui est sûr, c’est qu’il ne faut pas attendre pour faire quelque chose dans ces dossiers, insiste celui qui habite le Mile-End depuis 30 ans. Dans mon quartier, on a pu faire certaines interventions in extremis, mais maintenant c’est trop tard. J’espère que les autres quartiers seront capables de prévoir le coup et d’agir en amont. »
La gentrification rurale, entre renaissance et résilience.
Des changements s’opèrent au fur et à mesure qu’un quartier prend du galon.
À qui appartient la ville?