La mathématique de l’embouteillage

Assis dans leur siège d’auto, des milliers de Montréalais se retrouvent chaque jour emprisonnés dans des embouteillages. Et si fermer une rue, ici et là, permettait paradoxalement de régler ce problème de congestion routière, fléau de la majorité des grandes villes à travers le monde ? Un mathématicien s’est lancé le défi d’en faire la démonstration.
Pressés d’arriver au travail à l’heure chaque matin, des automobilistes ont pris l’habitude de prendre le chemin le plus court que leur recommande leur GPS ou une application téléchargée sur leur cellulaire. Mais en choisissant la facilité, ils perdraient finalement un tiers de leur temps de trajet bloqués dans des embouteillages, affirme un mathématicien français.
« Les individus adoptent un comportement égoïste en choisissant le chemin le plus rapide pour se rendre à destination, ça leur fait perdre plus de temps que s’ils avaient pensé au meilleur chemin à prendre collectivement », explique Étienne Ghys, directeur de recherche au Centre national de recherche scientifique de Lyon.
Cela fait près de dix ans que M. Ghys s’intéresse à la question, jouant avec les chiffres et les lettres pour mieux comprendre l’impact des choix individuels sur le trajet pris pour se rendre d’un point A à un point B.
Prenant l’exemple de deux villes reliées entre elles uniquement par un pont et une route, il explique que « si X milliers de voitures décident de prendre le pont, plus rapide que la route, ça va créer un bouchon. Et ceux qui auront pris la route n’auront, eux, pas perdu de temps dans des embouteillages et arriveront à la même heure », même si leur chemin est considéré comme plus long.
Dans le cadre du Congrès mathématique des Amériques, le mathématicien donnera une conférence ouverte au grand public à l’Université de Montréal, mercredi soir. Dans celle-ci, il tentera de décrire ce phénomène à l’aide de théorèmes mathématiques et d’exemples concrets.
Devrait-on imposer le chemin à prendre aux gens pour le bien collectif, ou les laisser choisir au risque de boucher les routes ?
Mais la circulation routière n’est qu’un exemple parmi d’autres, rappelle M. Ghys, qui évoquera notamment les recherches de biologistes sur la manière dont les fourmis réussissent à trouver le plus court chemin les menant de leur nid à la nourriture. « Est-ce qu’il y a un lien entre le comportement des êtres humains ayant chacun 10 milliards de neurones dans leur tête et celui des fourmis, qui n’ont que 100 000 neurones ? » se questionne-t-il. « C’est la force des mathématiques : pouvoir comparer des problèmes différents avec des méthodes comparables », ajoute-t-il.
Imposer un chemin ?
« Devrait-on imposer le chemin à prendre aux gens pour le bien collectif, ou les laisser choisir au risque de boucher les routes ? » se questionne Étienne Ghys. Sans vouloir se prononcer sur la question — qui est plutôt de l’ordre du politique, selon lui —, il préfère laisser ses formules mathématiques parler d’elles-mêmes.
Il s’aventure toutefois à imaginer un état autoritaire où la police pourrait mettre des feux rouges, des péages ou même interdire la circulation dans certaines rues juste pour obliger les gens à emprunter telle ou telle route. « Cela permettrait de répartir les voitures et d’éviter les bouchons », fait-il remarquer.
Là encore, il donne plusieurs exemples pour appuyer ses propos, expliquant que, lors de la fermeture d’avenues principales pour accueillir des événements dans de grandes villes comme Boston ou New York, on a déjà observé que, au lieu de créer des embouteillages, cela avait fluidifié le trafic habituel.

De son côté, le responsable des transports au Conseil régional de l’environnement de Montréal, Félix Gravel, estime difficile d’imposer aux citoyens le chemin qu’ils devraient prendre pour se rendre chaque matin au travail.
Certes, le trajet quotidien domicile-travail est celui qui cause le plus de congestion routière, mais ce n’est pas la « culpabilisation » des automobilistes qui va changer les choses, d’après lui, qui trouve par ailleurs l’adjectif « égoïste » employé par M. Ghys un peu fort.
« On adopte des comportements individuels, c’est vrai, mais c’est aussi parce que c’est facile de se déplacer en auto. Tant qu’on aura des autoroutes et stationnements gratuits, on aura ce type de comportements », soutient-il.
Il pense par contre envisageable d’orienter les déplacements des camions de marchandises pour diminuer l’ampleur des bouchons sur les routes québécoises. « Un État pourrait contrôler les déplacements des camions des grandes chaînes de distribution, qui sont souvent installées en périphérie [des grandes villes] et contribuent à la congestion routière », note-t-il.
La congestion des autoroutes, des ponts et des grandes artères est récurrente dans la région de Montréal. Plus tôt cette année, une étude commandée par l’Association canadienne des automobilistes (CAA) indiquait que trois artères de Montréal figurent parmi les dix pires points d’engorgement dans tout le Canada. Deux autres se retrouvent même entre les 10e et 20e positions. La ville de Québec se retrouve aussi dans le classement, seule « agglomération de taille moyenne » au Canada à y figurer.
Trouver des solutions
Félix Gravel mise plutôt sur le renforcement des politiques favorisant les programmes de déplacements durables pour arranger la situation.
À ses yeux, les entreprises ont notamment le pouvoir d’influencer le trafic en encourageant, entre autres, le covoiturage. « À Montréal, il y a des millions de places vides dans les autos chaque matin, on devrait partager nos véhicules. »
Les employeurs pourraient également contribuer davantage à l’achat des titres de transport collectif de leur personnel, estime-t-il.
Repenser l’aménagement urbain serait aussi une façon de limiter le problème, selon M. Gravel. Sans être contre l’idée de péages, soulevée par le mathématicien, il se tournerait davantage vers une taxe kilométrique, plus flexible. « Ça enverrait le message que tu dois contribuer à ton utilisation des infrastructures. »
« Pourquoi ne pas limiter l’accès au centre-ville des voitures ? propose-t-il encore. Les études nous montrent que c’est un territoire sensible pour la congestion à Montréal. Trop de gens veulent s’y rendre. »
D’après lui, la métropole gagnerait à prendre l’exemple de la ville de Boston, qui refuse la construction de nouveaux stationnements au centre-ville et en supprime même certains afin d’encourager les habitants à prendre les transports en commun pour s’y rendre.
Perdre son temps
Les études se multiplient, mais le résultat reste le même : rester coincé dans des embouteillages serait une source de stress en plus d’être une perte de temps.« Faire une heure de transport pour aller et revenir du travail est aussi nuisible pour le bien-être d’une personne que de perdre son emploi », explique le professeur à l’ESG UQAM et expert en psychologie organisationnelle Jacques Forest, s’appuyant sur l’étude d’un économiste suisse.
À ses yeux, en faisant le choix de vivre plus loin de son lieu de travail, « pour avoir une plus grande maison ou économiser de l’argent », on diminue considérablement notre bien-être quotidien. « On se tire dans le pied […], le temps, c’est une des ressources les plus importantes pour faire des activités qui contribuent à notre bonheur. Personne ne veut rester pogné dans le trafic inutilement », affirme-t-il.
