Prendre le temps de prendre son temps

En mal de financement depuis des années, les acteurs du transport collectif ont accueilli avec soulagement les récentes annonces des gouvernements fédéral et provincial. Une bouffée d’air frais qui pourrait toutefois se traduire par un empressement à réaliser des projets qui, bien qu’ils soient parfois sur la table depuis longtemps, ne sont pas nécessairement prioritaires aujourd’hui. Mise en perspective.
« Il faut apprendre à dire non et à prendre son temps, lance sans ambages l’économiste Jean-François Lefebvre. Le transport collectif est à bout de souffle, je vous le concède, mais c’est un peu comme si cet état de sous-financement constant nous empêchait de réfléchir, de prendre le pas de recul nécessaire pour décider du meilleur projet à mettre en place. » Plus facile à dire qu’à faire ? Absolument, reconnaît le chargé de cours à l’Université du Québec à Montréal, mais c’est essentiel si on veut que le réseau réponde véritablement aux besoins actuels.
« Les projets de transport collectif se font plutôt rares, rappelle Christian Savard, directeur général de Vivre en ville, une organisation qui oeuvre pour un développement de collectivités viables partout au Québec. Alors, c’est certain que lorsqu’il y a des annonces de financement — qu’elles viennent du fédéral ou du provincial —, c’est comme une bouffée d’air frais qui fait énormément de bien. Le premier réflexe est donc de l’accueillir avec un soulagement évident, c’est ce qu’on a vu dans le milieu. » Sans bouder son plaisir, l’urbaniste de formation souligne toutefois que tous les projets ne se valent pas et que, collectivement, on gagnerait à remettre en question ce qui semble parfois faire consensus du côté du politique.
Priorités
Le prolongement de la ligne bleue, par exemple, dort dans les cartons depuis des années à Montréal, remis sur la table de manière sporadique. Sa faisabilité a fait l’objet de diverses études préparatoires qui ont déjà coûté près de 60 millions à l’Agence métropolitaine de Montréal. La semaine dernière, le premier ministre du Québec, Philippe Couillard, a laissé entendre, sans beaucoup d’équivoque, que le projet était de nouveau sur les rails, faisant ainsi écho aux récentes annonces de financement du fédéral. Or, alors que le gouvernement québécois estime qu’il s’agit là d’une priorité pour la métropole, rien n’est moins sûr sur le terrain.
En ce moment, on se fait un peu la guerre à coup de solution magique. Or, aucune solution n’est parfaite si elle n’est pas mise à la bonne place.
« Comprenez-moi bien, je ne suis pas en train de dire que le prolongement de la ligne bleue est une mauvaise chose, explique Christian Savard, tout en gardant un ton prudent. Le problème, c’est qu’en ce moment, les besoins ne sont pas là. La ligne orange est sous haute pression. Les lignes d’autobus de l’axe nord-sud ne suffisent plus, le réseau manque d’oxygène. » En ce sens, les experts interrogés estiment que la priorité numéro un à Montréal est d’investir rapidement pour la conception d’un réseau intermédiaire qui désengorgerait celui déjà en place. « La fameuse “classe sardine” rend la vie des usagers particulièrement pénible, soutient celui qui occupe son poste depuis près d’une décennie. En tant qu’usager de la ligne orange et de l’autobus 55 [sur le boulevard Saint-Laurent], je m’en rends compte au quotidien. »
Selon lui, la métropole devrait donc miser, en priorité, sur un mode entre le métro et le bus local. « Avant, on parlait de tramways, un peu moins aujourd’hui, rappelle-t-il. Le service rapide par bus comme celui envisagé pour Pie-IX pourrait être une autre option. Quoi qu’il en soit, ces alternatives devraient être considérées rapidement parce que, sinon, la baisse d’achalandage que la Société de transport de Montréal a constatée cette année va se poursuivre, c’est évident. »
Réseau intermédiaire
Dans le contexte actuel, le prolongement de la ligne bleue vers Anjou pourrait même nuire au réseau déjà existant, croit Luc Gagnon, chargé de cours à l’École de technologie supérieure spécialiste des questions de transport depuis une trentaine d’années. « En ce moment, beaucoup d’usagers qui vivent dans l’est, à la hauteur des futures stations de ligne bleue, se rendent directement vers la ligne verte grâce au réseau d’autobus. Les nouveaux arrêts de métro vont inciter ces gens à entrer dans le réseau souterrain plus tôt. On parle de milliers d’usagers supplémentaires qui vont se diriger vers la ligne orange, qui est déjà saturée. C’est un problème qu’on semble avoir mis de côté, mais qui, à terme, pourrait être particulièrement problématique. »
À son avis, Montréal aurait tout à avantage à opter pour l’intermodalité et à développer un réseau de tramway pour desservir cette portion de l’île. « On est en train de miser sur un mode trois fois trop gros et, surtout, trois fois trop cher pour nos besoins réels, avance celui qui milite depuis des années pour le grand retour des tramways dans la métropole québécoise. Ce mode de transport offre toute une série d’avantages, à commencer par être plus économique que le métro et moins polluant que l’autobus. Il est structurant, permet un important achalandage et ne reste jamais pris dans le trafic. On gagnerait à le reconsidérer. »
La guerre des modes
Prolongement du métro, multiplication des lignes d’autobus, création d’un réseau de tramway ou d’un service rapide par bus (le fameux SRB), les débats font rage quand vient le temps de choisir quel mode de transport implanter dans une ville. « Ce n’est pas propre à Montréal, lance en riant Franck Scherrer, directeur de l’école d’urbanisme et d’architecture de paysage de l’Université de Montréal. Toutes les villes se posent ce genre de question. La particularité de la métropole québécoise est que le débat semble renforcé à cause de la rareté du financement. » Le réseau se cannibalise. « Il faut absolument commencer à penser en termes de priorités des besoins, tempère l’urbaniste de formation. Ça suppose des choix politiques, mais aussi une importante réflexion. En ce moment, on se fait un peu la guerre à coup de solution magique. Or, aucune solution n’est parfaite si elle n’est pas mise à la bonne place. »
« Il faut également garder en tête que les gros projets de transport collectif ont tendance à monopoliser l’ensemble des ressources pendant presque une décennie, renchérit Christian Savard de Vivre en ville. C’est ce qui s’est passé avec le train de l’est et avec le prolongement de la ligne orange vers Laval. » Dans un monde idéal, les différents modes de transport collectif n’auraient pas à se battre pour une même enveloppe budgétaire, ajoute-t-il, mais la réalité étant ce qu’elle est, des choix s’imposent.