Le «dragon» Taillefer veut répliquer à Uber

L’homme d’affaires montréalais ne s’en cache pas, il utilise l’application Uber et la trouve très pratique. « Ça me permet de héler virtuellement un taxi par l’entremise de mon téléphone, ça coûte moins cher, c’est ingénieux… Mais c’est surtout un nouveau joueur qui peut être très menaçant pour l’industrie si rien n’est changé », lance l’associé principal de la firme d’investissement XPND Capital.
Depuis quelque temps, la vedette de l’émission Dans l’oeil du dragon multiplie les sorties publiques pour annoncer son intention de regrouper les taxis montréalais sous une seule compagnie, où tous les véhicules seraient électriques, de même couleur et liés à une application mobile de paiement et de géolocalisation. « Il faut complètement renouveler l’expérience taxi, c’est la seule façon de rivaliser avec Uber, et il faut s’activer ! », s’exclame M. Taillefer qui, quelques minutes après son entrevue au Devoir, vendredi, rencontrait le ministre des Transports, Robert Poëti, pour le convaincre d’appuyer son projet.
M. Taillefer rappelle qu’Uber est une plateforme mobile créée dans la Silicon Valley, qui, grâce à un système de géolocalisation, permet de repérer rapidement le taxi le plus près. Lancée depuis un an à Montréal, l’application proposait d’abord aux chauffeurs de taxi d’offrir leur service contre une rémunération. Avec le nouveau service de covoiturage UberX, tout automobiliste peut maintenant se transformer en chauffeur de taxi et être payé.
Éviter la déchéance
À peine lancé à Montréal, mercredi dernier, UberX a été qualifié de « concurrence déloyale » par le ministre Pöeti, et de service « illégal » par le maire de Montréal, Denis Coderre. « Peu importe la réglementation qui sera mise en place, ce service va s’imposer sur le marché de façon agressive, comme c’est le cas dans les 200 villes où il s’est déjà implanté. En prélevant une commission de 15 % sur chaque course, la compagnie va arracher de l’argent à l’industrie d’ici, sans investir dans les infrastructures… La déchéance du service de taxi ne va que s’accélérer », prédit Patrick Gagné, conseiller en technologie et en innovation, qui s’est joint cet été à M. Taillefer pour réaliser le projet d’électrification.
Aux yeux de M. Gagné, le regroupement des forces du marché est la seule solution pouvant assurer la survie de l’industrie du taxi. « En ce moment, il y a 20 compagnies de taxi différentes rien qu’à Montréal… Certaines acceptent les cartes de crédit, d’autres pas, certaines ont des applications mobiles, d’autres pas… Pour être compétitif, il faut un seul service de taxi moderne et performant », soutient l’ex-président-directeur général de TAG Taxi, une start-up ayant développé une technologie permettant la commande des taxis par téléphone intelligent.
Une mutuelle
Le projet d’Alexandre Taillefer vise ainsi à créer une mutuelle regroupant tous les joueurs actuels de l’industrie et des investisseurs privés, qui formeraient ensemble un groupe d’actionnaires. La mutuelle détiendrait les infrastructures et les voitures afin d’alléger le fardeau fiscal des chauffeurs de taxi, qui doivent déjà composer avec un permis de près de 200 000 $. L’entrepreneur, ambitieux, entend parachever l’électrification des quelque 4800 taxis montréalais d’ici 2020.
Depuis quelques mois, MM. Taillefer et Gagné multiplient les rencontres avec les gens du milieu du taxi, ainsi qu’avec d’importants « partenaires potentiels », comme Hydro-Québec et la Ville de Montréal. « Le grand défi, c’est de convaincre toutes les compagnies de taxi de se réunir sous une bannière. L’industrie est très divisée », admet M. Gagné.
Concertation difficile
« Le projet de M. Taillefer est très ambitieux. S’il convainc toutes les compagnies de taxi de le suivre… Il aura réussi un tour de force », déclare Dominique Roy, président de Taxi Diamond. Ce dernier, qui n’a pas encore décidé s’il adhérerait au projet, croit toutefois que l’arrivée de joueurs comme Uber « oblige l’industrie à se réinventer ».
L’idée d’instaurer un service unique de taxi est une excellente idée, poursuit M. Roy. « Le problème c’est le manque de concertation dans l’industrie. On a déjà considéré l’idée d’avoir un même service de répartition, un seul numéro de téléphone, une seule application mobile, mais il y a toujours des gens pour s’y opposer », déplore-t-il.
Entre-temps, plusieurs compagnies, dont Diamond, ont développé de leur côté diverses technologies, rendant l’idée de fusion encore plus complexe. « Nous avons énormément investi pour la mise sur pied de notre système GPS et de notre application mobile. Comment tous se réunir sous un seul système sans perdre au change ? Je n’ai pas la réponse », dit M. Roy.
« Ça fait des années qu’on parle d’un même service, mais ça n’a jamais débouché », confirme Dory Saliba, président du Comité provincial de concertation et de développement de l’industrie du taxi. Ce dernier, qui a déjà rencontré M. Taillefer, se montre quelque peu réticent à son projet d’électrification. « Les voitures électriques sont coûteuses et pas nécessairement performantes. Je ne dis pas non au projet, mais je dois poursuivre les discussions », ajoute-t-il.
La bonne solution ?
Pierre-Olivier Pineau, professeur à HEC Montréal, doute sérieusement que le projet d’Alexandre Taillefer représente la meilleure solution pour sortir l’industrie du taxi de « sa grande inertie ». Si les chauffeurs sont si réfractaires au changement, selon lui, c’est avant tout parce qu’ils craignent que leur permis, qu’ils sont appelés à revendre un jour, perde sa valeur si de trop grandes transformations ont lieu.
« Il faut revoir le système de permis, d’abord, mais l’idée d’intégrer tous les véhicules sous un même service est bonne. Pour ce qui est d’une flotte de taxi électrique, je ne vois pas comment cela peut-être une solution à court terme. Ces véhicules coûtent cher et doivent beaucoup rouler pour être amortis. S’il faut les laisser immobiles pour de longues périodes de recharge, c’est une perte de rentabilité », laisse entendre le titulaire de la Chaire de gestion du secteur de l’énergie. À son avis, les efforts devraient plutôt viser à mieux incorporer le taxi dans l’offre de transport en commun. « Pourquoi ne pas avoir accès à un forfait métro +taxi sur notre carte Opus ? Ou encore des forfaits pour les grands utilisateurs de taxi, comme c’est le cas avec l’abonnement Bixi. Une offre de transport intégrée rendrait le service plus attirant et rentable », soutient M. Pineau.
Alexandre Taillefer réplique aux propos du professeur. « Notre projet vise à fournir une infrastructure de bornes de recharge rapide aux taxis ». Un chauffeur fait en moyenne 200 km par jour et reste immobile la moitié du temps, dit-il. Une recharge complète permettrait au véhicule d’être autonome pour 250 km en moins de 30 minutes. « Il n’y a aucun enjeu de recharge et, pour le coût des véhicules, il sera amorti par l’énorme économie en essence. »

Nombre de chauffeurs à Montréal
4854
Nombre de taxis
200 000 $
Coût approximatif d’un permis
7,50 $
Salaire horaire estimé
Source: Bureau du taxi de Montréal