Hymne à la lenteur du piéton

Feux de circulation qui ne laissent pas le temps de traverser, voitures qui coupent les piétons au feu vert… Voilà des scénarios typiques qui posent la question de la place accordée aux piétons. Aux yeux de plusieurs, la gestion de la circulation privilégie avant tout l’automobile, et il est temps que les choses changent.
À coup de cannes et de marchettes, plusieurs dizaines de personnes, jeunes et vieilles, participeront cette semaine à la « Marche de la lenteur », au centre-ville de Montréal. L’idée est simple : rappeler aux élus que les piétons, de plus en plus âgés, souffrent d’un aménagement urbain inadéquat.
« Quand je traverse de grands boulevards, je me retrouve souvent en plein milieu quand le feu piéton tourne au rouge… Et pourtant je suis rapide et en bonne forme ! » lance Thérèse Desrochers, qui habite Rosemont. Cette retraitée de 75 ans participera à la marche organisée par la Table de concertation des aînés (TCAIM), qui a lieu ce jeudi après-midi devant la Maison du développement durable.
« La Ville doit faire un réel effort pour améliorer la mobilité des piétons. Je connais beaucoup de gens de mon âge qui sont tellement inquiets de traverser la rue qu’ils limitent au maximum leurs sorties. Est-ce le sort qu’on réserve au quart de la population ? », dit Mme Desrochers, qui rappelle que d’ici 2030, un Québécois sur quatre aura passé le cap des 65 ans.
Temps de traverse trop court
Le temps de traverse des piétons à Montréal, réglé en moyenne pour une personne se déplaçant à 1 mètre par seconde, est souvent beaucoup trop court, observe Marie-Josée Dupuis, chargée de projet en transport et mobilité à la TCAIM. « Une personne âgée se déplace environ à 0,8 mètre par seconde, ça peut représenter jusqu’à 15 secondes de plus sur certaines rues. C’est deux à trois fois plus ce que prévoit la majorité de feux ! », s’exclame-t-elle.
Les personnes âgées ne sont pas les seules à être incommodées par les courts temps de traverse et les aménagements inadéquats, rappelle Mme Dupuis. « Les enfants, les personnes blessées le temps de quelques mois, les gens à mobilité réduite… Ils peuvent tous bénéficier d’un aménagement plus adéquat. » Le nombre grandissant de « personnes au ralenti » doit servir de sonnette d’alarme aux décideurs politiques pour mettre en place une foule de mesures : réévaluation du temps de traverse, trottoirs élargis, abribus couverts, îlots de repos au milieu des terre-pleins des artères, rampes d’accès pour marchette, etc.
La ville intelligente mise à contribution
L’an dernier, 65 Québécois se déplaçant à pied sont morts lors d’une collusion avec un véhicule, et près de 3000 ont été blessés, parfois très sévèrement, rappellent les plus récents chiffres de la Société de l’assurance-automobile du Québec. Plus du tiers de ces accidents impliquant un piéton ont eu lieu à Montréal.
« Nous sommes conscients que la sécurité des piétons est un enjeu complexe et nous nous y attaquons », affirme Aref Salem, élu responsable des Transports à la Ville de Montréal. Ce dernier rappelle que dans son plan de transport, l’administration entend diminuer de 40 % les accidents corporels sur l’île. Comment y arriver ? Le réaménagement des artères est très important, répond M. Salem. « Avant, on sécurisait uniquement les intersections problématiques, sans prendre le temps de revoir l’artère plus globalement. Faut-il élargir les trottoirs, diminuer le nombre de voies, ajouter une piste cyclable, un terre-plein ? Voilà des questions que nous nous posons à chaque intervention », explique-t-il.
Les nouvelles technologies de la « ville intelligente » seront aussi mises à contribution, poursuit l’élu. Annoncé en grande pompe au début de l’automne, le Centre de gestion de mobilité urbaine (CGMU) vise notamment à surveiller le flot de voitures en temps réel et à gérer les feux de circulation à distance. « Le CGMU n’est pas là que pour assurer une bonne fluidité automobile, les caméras liées aux feux vont permettre de récolter des données sur les comportements des piétons, et au besoin, de changer le temps de traverse », avance M. Salem.
Les experts doutent
Pour l’expert en ingénierie du transport, Luis Miranda-Moreno, les technologies du CGMU n’aideront en rien à sécuriser les voies piétonnes. « Je doute sérieusement que des caméras orientées vers le trafic automobile permettent de collecter de réelles données sur les piétons… C’est un peu idéaliste », rétorque le professeur à l’Université McGill. Ce dernier estime que d’autres technologies pourraient davantage être priorisées par la Ville, notamment des « détecteurs de piétons ». Cette technologie, implantée sur quelques intersections de pistes cyclables à Montréal, mais à grande échelle à Vancouver, Ottawa et Portland, permet d’immobiliser le trafic pour laisser passer ceux à pied et à vélo.
Lorsqu’on favorise la fluidité et la sécurité des piétons, on nuit forcément à la circulation automobile, soutient Jean-François Bruneau, professeur en géomatique à l’Université de Sherbrooke. « Les dirigeants doivent faire un choix, soit l’auto est prioritaire, soit le piéton l’est », dit-il. À son avis, une première étape pour renverser la tendance serait d’augmenter considérablement la durée des feux de circulation exclusifs aux piétons.
« La majorité des feux ne laissent qu’une petite longueur d’avance aux piétons, puis les voitures sont autorisées en même temps à tourner, ça crée beaucoup de conflits. Le soir, surtout, c’est très dangereux », observe celui qui a participé a élaboré pour le ministère des Transports un « code de la rue », inspiré d’une demi-douzaine de pays européens réputés pour leur partage de la route harmonieux.
Si Montréal a beaucoup à apprendre des villes européennes, elle pourrait aussi s’inspirer de Québec, poursuit M. Bruneau, où le système de feux de circulation inclut des boutons d’appel de feux pour piéton.
L’aménagement avant la technologie
« Il faut arrêter la fixation sur les feux de circulation… Ils existent principalement pour assurer la fluidité des véhicules, ils ne régleront jamais réellement les problèmes de sécurité », lance Patrick Morency, médecin spécialiste à la Direction de santé publique de Montréal. Pour celui qui compile les données depuis des années sur les piétons montréalais, une chose est claire : la solution réside avant tout dans l’aménagement urbain, qu’il décrit comme la « seule véritable façon » de changer les comportements des usagers de la route.
À son avis, il arrive encore trop souvent que la Ville de Montréal ne profite pas d’une réfection d’artère pour la sécuriser. « Regardez l’avenue du Parc, réaménagée il y a deux ans à peine, ce n’est pas le scénario idéal pour les piétons », se désole-t-il.
Installer de larges saillies au coin des rues, ralentir la limite de vitesse, faire respecter le dégagement de cinq mètres obligatoire aux intersections, voilà autant de méthodes efficaces qui ne sont pas encore systématiquement appliquées, poursuit le Dr Morency. « Plus que tout, il faut réduire le volume automobile, ajoute-t-il, et lorsqu’on voit des projets comme le développement de l’autoroute 19, on se dit qu’il y a encore beaucoup de chemin à faire ».