Architecturer le regard d’ombre et de lumière

Dans la grande salle, Jocelyne Alloucherie présente une adaptation de l’œuvre Occident, de passage au Grand Palais à Paris en 2008.
Photo: Guy L’Heureux Dans la grande salle, Jocelyne Alloucherie présente une adaptation de l’œuvre Occident, de passage au Grand Palais à Paris en 2008.

Il est question d’architecture et de lumière dans les expositions en solo de Jocelyne Alloucherie et de Yann Pocreau, deux artistes de générations différentes, à la Fonderie Darling. Les deux corpus d’oeuvres se répondent à un point tel que leur programmation concomitante semble avoir été préméditée, ce qui n’est pas le cas. Cette coïncidence force le ravissement aussi parce que les deux pratiques se servent avec à propos de l’architecture industrielle de la Fonderie Darling et, plus encore, rappellent un aspect de sa mission : s’inscrire dans son quartier, le Faubourg des Récollets.

 

Ni Alloucherie ni Pocreau ne font référence au quartier, mais les deux artistes explorent en un sens les mutations urbanistiques. Voyant plus que jamais son visage industriel se transformer, le Faubourg des Récollets - plus souvent appelé Griffintown - est emblématique de ces mouvements de la ville qui se revitalise, au gré des économies changeantes. Les compagnies de technologies numériques d’abord, puis les forêts de condos marquent désormais le passage de ce quartier à l’ère postindustrielle.

 

Le travail d’Alloucherie cultive un ancrage avec le passé industriel. Dans la grande salle, elle présente une adaptation in situ de l’oeuvre Occident qui a été montrée en 2008 au Grand Palais à Paris. Ce sont des photos-sculptures, catégorie hybride que l’artiste a développée dans les années 1980, qui font dialoguer des images à contre-jour d’édifices et des modules verticaux, blancs, qui font office de cadre. Ces éléments architectoniques instaurent une distance physique avec les images tout en les cadrant, c’est-à-dire en dirigeant le regard sur elles. Cette dynamique se met en place au fil de l’expérience, qui prend la forme d’une déambulation devant le dispositif organisé le long d’un seul mur.

 

Les silhouettes noires effilées, pour beaucoup captées à New York, rappellent de façon générique le bâti industriel, ainsi présenté comme un souvenir lointain. La rigidité verticale de l’architecture se profile d’ailleurs sur de grandes feuilles de papier, relativement fragiles, tandis que les sculptures, concrètes et présentes, se font, elles, repoussoir. Sur les plans perceptuel et métaphorique, une part du réel se dérobe et se drape de mystère. Cette rhétorique fonctionne grâce à une fine compréhension de l’espace et de sa hauteur par l’artiste. Les photos-sculptures, par leur forme et leur sujet, y font écho.

 

Le reste de cette exposition, dont Sylvain Campeau est le commissaire, nous éloigne un peu de ce registre développé depuis des années par l’artiste, lauréate des prix Paul-Émile-Borduas (2002) et Jean-Paul-Riopelle (2007). Alloucherie présente une oeuvre inédite où elle intègre pour la première fois la vidéo. Il s’agit de trois projections simultanées sur des surfaces verticales qui n’accueillent plus la silhouette d’édifices, mais plutôt des vues de ruelles à Montréal. Avec ces images en mouvement, de longs plans fixes qui invitent à la contemplation, l’artiste révèle ces lieux somme toute peu fréquentés, des interstices urbains qui ouvrent parfois sur l’intimité des gens. D’ailleurs, des figures humaines apparaissent là où habituellement l’artiste retenait des lieux désertés. Aussi, bien que le traitement minutieux de l’image et du son tend à uniformiser les lieux, l’oeuvre cherche moins, comme par le passé, à épurer la forme ; ces lieux de passage, l’artiste les fait apparaître comme un milieu de vie.

 

Motif gothique

 

Dans les petites salles, l’exposition de Yann Pocreau se développe autour de l’image d’églises gothiques. Habitué d’élire pour sujet des lieux singuliers qu’il investigue même de tout son corps, le photographe a cette fois mis de côté son appareil pour s’approprier des images d’anciennes cartes postales d’église. Ces images, il les décline par diverses opérations dans l’exposition ; elles apparaissent tour à tour dissimulées, grattées sur pellicule, superposées, fendues, agrandies et détruites.

 

Délaissant la lumière naturelle qui constituait, tout autant que le bâti, son sujet, Pocreau se tourne ici vers la lumière artificielle, qu’il vient littéralement sculpter et mettre en scène dans l’espace, un choix qui est en parfaite cohérence avec le motif de la cathédrale gothique, dont l’architecture se voulait justement un dispositif de magnification de la lumière. Ces lieux de culte sont aujourd’hui davantage des lieux touristiques, d’où les cartes postales, et leur image a besoin d’artifices pour retrouver du lustre.

 

Les interventions de l’artiste sur les images, cartes postales originales ou reprographies, gomment, par prélèvements, les vues partielles d’église. Dans l’esprit de Gordon Matta Clark, à qui l’artiste rend crédit, les trouées sont toutefois là pour faire surgir la lumière et, ce faisant, elles s’avèrent plus révélatrices que destructrices. Les sources d’éclairage, et les extractions matérielles qui permettent leur surgissement, sont révélées au grand jour, insinuant peut-être que ces images-lieux sont en fait des surfaces de projection, d’idéaux et de fantasmes, préméditées par l’humain.

 

L’exposition traite indirectement de la vocation changeante de certains lieux, comme celle par exemple de la Fonderie Darling, qui est passée d’industrielle à culturelle. La représentation de lieux en chantier ou tombés en désuétude demeure donc une constante chez Pocreau. Or, ici, il fait davantage ressortir, par le mode de l’installation, que l’image elle-même procède d’une construction. Cette exposition, de surcroît, confirme dans une lancée fructueuse l’artiste dont la pratique encore jeune s’ouvre déjà sur de nouvelles avenues fort stimulantes.

 

 

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