Réinventer la ville - Revitaliser un quartier, une bière à la fois

Il faut plus que du béton et de l’asphalte pour développer une rue, un quartier, une ville à échelle humaine. Le Devoir relance cet été une série sur les exemples québécois à suivre et les erreurs à ne plus répéter. Aujourd’hui : l’hospitalité de guérilla.
En remontant la rue Saint-Zotique à l’ouest de Saint-Laurent, le pittoresque de la Petite Italie montréalaise fait soudainement place au paysage industriel glauque, presque sauvage, d’un secteur peu connu appelé Marconi-Alexandra. Aux abords de rues mal entretenues, les vieilles manufactures dépareillées rappellent que nous sommes tout près de l’ancienne gare de triage du Canadien Pacific, à Outremont.
C’est dans ce décor que Bernadette, Ian et Don ont choisi d’ouvrir un bar, avec un objectif bien particulier.
Plutôt que de camoufler la vocation industrielle de son lieu, le bar Alexandraplatz l’embrasse totalement. Établi dans un ancien entrepôt, il s’ouvre directement sur la rue par une gigantesque porte de garage. Ses propriétaires y voient un vecteur de transformation urbaine par l’appropriation citoyenne d’espaces industriels.
Pour Bernadette Houde, la copropriétaire d’Alexandraplatz, l’idée était de recréer l’ambiance des biergartens allemands où il est possible de consommer de l’alcool dans une atmosphère détendue au sein d’un environnement épuré. Le décor est minimaliste : un plancher en ciment et de longues tables en bois franc dans un local industriel. Ancienne musicienne, Bernadette confie « s’être inspirée d’endroits visités lors de tournées en Europe, dont les biergartens allemands ». Elle est restée marquée par ces espaces inhabituels qui permettent un autre genre de convivialité.
« Je crois vraiment que les espaces doivent être productifs ; [au Alexandraplatz] j’ai voulu que l’espace puisse produire une expérience sociale différente, sans aucune prétention », explique Bernadette. Par exemple, les longues tables invitent les visiteurs à s’asseoir avec d’autres, à se mélanger.
« On a même importé les tables directement d’Allemagne pour avoir le feel d’un biergarten ! » explique Bernadette. Le nom du bar constitue d’ailleurs un clin d’oeil à la célèbre place éponyme de Berlin.
L’hospitalité de guérilla et le bar Alexandraplatz
Alors que plusieurs s’emballent pour le retour éventuel de la cuisine de rue à Montréal, Alexandraplatz incarne une tendance plus pointue issue de l’Europe de l’Est : l’hospitalité de guérilla.
L’expression « hospitalité de guérilla » (guerrilla hospitality) a été imaginée pour décrire de nouveaux espaces de restauration temporaires établis dans des bâtiments en ruine, les « ruin pubs », dans le centre-ville de Budapest, en Hongrie. Ces nouveaux lieux, d’abord prisés par la communauté artistique, sont rapidement devenus emblématiques de la vie nocturne de la capitale hongroise. Le professeur Peter Lugosi, de l’Université Bournemouth en Angleterre, explique dans la revue Hospitality Review que l’hospitalité de guérilla, en tant que phénomène social, dépasse le seul exemple des « ruin pubs » de Budapest. Il implique un engouement pour des lieux de rencontre moins formels qui réinvestissent des endroits inusités tout en célébrant un certain laisser-aller sur le plan urbanistique.
Le bar Alexandraplatz du secteur Marconi-Alexandra s’inscrit dans cette tendance. Outre le décor minimaliste, il n’y a pratiquement aucune division entre le bar et son environnement. Selon M.Lugosi, cet amalgame entre l’établissement de restauration et son environnement permet aux visiteurs de se réapproprier l’espace industriel, et donc d’engager une transformation de l’espace urbain.
Cependant, à mesure que ce genre d’établissement devient plus populaire, il devient de plus en plus difficile de cultiver son atmosphère particulière et marginale. En ce sens, l’hospitalité de guérilla implique inévitablement un certain embourgeoisement de l’espace désaffecté.
Un quartier en pleine mutation
Avec le chantier du nouveau campus de l’Université de Montréal dans l’ancienne gare de triage, le secteur Marconi-Alexandra est appelé à se transformer en profondeur. Pour Bernadette, cette transformation n’est pas nécessairement compatible avec le caractère bigarré, à la fois industriel et résidentiel, du secteur. Ce caractère est entretenu par des lieux comme le bar Alexandraplatz.
Le Plan de développement urbain, économique et social de la Ville de Montréal évoque la possibilité de désenclaver le secteur et de transformer ses espaces industriels en espaces résidentiels. Bernadette, en tant que résidante du secteur, est particulièrement inquiète par rapport à l’augmentation éventuelle de la circulation automobile.
Toutefois, Luc Gagnon, le chef de la division urbanisme et aménagement urbain à la Ville de Montréal, se fait plus prudent. Joint par Le Devoir, M. Gagnon, affirme : « La Ville tient à conserver le caractère bigarré du secteur. » Au cours des dernières années, le quartier a connu des hauts et des bas au gré des activités de la gare de triage. « Il y a toujours eu un mélange d’ateliers d’artisans, de manufacturiers, de résidants ; on est conscient que c’est ce qui confère une certaine “ beauté ” au secteur »,rapporte M.Gagnon en évoquant le cachet d’anciens quartiers industriels à Londres ou New York.
En attendant les grands changements qu’apportera le chantier de la gare de triage, le bar Alexandraplatz poursuit sa petite transformation tous les soirs de semaine en invitant les citoyens à s’approprier l’espace industriel pour se désaltérer.