L'entrevue - Le rebâtisseur de villes

Penseur réputé du nouvel urbanisme à l'échelle humaine, très humaine, praticien de la grande mutation écomobile de Copenhague, l'architecte danois Jan Gehl inaugurera demain à Montréal le Sommet mondial Écocité.
Le père putatif de la piétonnisation de la rue Sainte-Catherine dans le Village de Montréal, cet été, c'est lui. Un test d'ADN idéologique le relierait facilement à la pacification de la circulation sur le Plateau Mont-Royal. Il y a même un peu beaucoup de ce visionnaire de la ville dans le réseau des pistes cyclables du Québec, et dans le Bixi, bien sûr.En tout cas, l'architecte-urbaniste danois Jan Gehl, pape de l'écomobilité, se sent naturellement en phase avec ce genre de mutations pour redonner la ville aux vilains, enfin, à ses habitants, on se comprend. «Je suis assez impressionné par l'ampleur du réseau de pistes cyclables de Montréal et par le Bixi, dit-il en entrevue téléphonique depuis le Danemark. Je visite Montréal depuis les années 1970 et j'ai pu suivre sa transformation récente. L'an passé, j'ai été frappé par la piétonnisation et le réaménagement de certaines portions de la rue Sainte-Catherine. Cette ville se transforme agréablement, à sa façon.»
Un beau vélo peut cacher des infrastructures en ruine et un immobilisme généralisé, comme le juge au contraire le professeur Gérard Beaudet, de l'Université de Montréal. Mais bon... Jan Gehl revient cette semaine dans la métropole québécoise pour le neuvième Sommet mondial Écocité réuni autour de thèmes fédérateurs et novateurs, comme les changements climatiques, l'aménagement urbain, la gouvernance démocratique des villes ou l'impact de l'environnement bâti sur la santé et le bien-être. Il prononcera la prestigieuse conférence inaugurale demain matin devant des centaines de participants venus de 70 pays.
«Je vais parler des villes durables et viables, dit l'architecte-urbaniste. Je vais développer l'idée qu'en bâtissant des villes en tenant compte des gens qui les habitent, et pas seulement des voitures, elles seront nécessairement plus agréables à vivre et moins dommageables pour la santé et l'environnement. Il faut concevoir la planification urbaine dans une perspective englobante, holistique, en considérant tous les aspects de la vie.»
Copenhaguiser Copenhague
Le professeur émérite de design urbain à l'Académie royale danoise, né en 1936, est reconnu mondialement comme un puissant et influent théoricien de la ville contemporaine. Il a contribué à la critique radicale du fonctionnalisme voulant que la ville segmente et isole les milieux de vie, de travail et de loisir. L'expansion des couronnes de Montréal depuis les années 1950 s'arrime à ce vieux modèle obligeant les citoyens à travailler, à s'amuser et à dormir en trois lieux éloignés, mais liés par des autoroutes. Jan Gehl oppose à cette ségrégation des usages une mixité des fonctions et une densification des occupations, minimisant du même coup les transports motorisés.
On lui reconnaît l'initiative de redéfinition de la Strøget, l'artère principale de la capitale danoise devenue à compter de 1962 la plus longue rue piétonne d'Europe, hiver comme été. La première interdiction des voitures touchait quelques milliers de mètres carrés. La zone s'étend maintenant sur près de 10 hectares. Dans la journée, cette Sainte-Catherine scandinave est fréquentée par plus de 250 000 personnes.
M. Gehl a aussi largement contribué au renouveau de popularité du vélo dans sa ville. À Copenhague, chaque jour, un habitant sur trois se rend au travail ou à l'école à vélo. Une nouvelle politique municipale prévoit hausser ce seuil à 50 % d'ici 2015. À Montréal, la proportion oscille autour de 2 %.
Beaucoup de villes américaines font bien pire et n'ont même plus de centre-ville digne de ce nom. Le Danois note alors l'exception notable de New York, où la firme Gehl Architects a d'ailleurs contribué à redéfinir Times Square puis d'autres secteurs essentiels de Manhattan en faveur des piétons, des cyclistes et des flâneurs urbains en tous genres.
«Le Big Bang, mais je ne devrais pas utiliser cette expression, a commencé en 2007 et, depuis, les transformations vont très, très vite. En seulement trois ans, New York a développé 400 kilomètres de pistes cyclables, fermé des sections de Broadway aux autos et créé de nouveaux espaces verts, pas seulement à Manhattan. Cette ville se transforme assez vite et assez radicalement, avec de grands bénéfices pour tous. Une étude a montré que le commerce a augmenté de 71 % dans les sections piétonnisées de Broadway.»
Son bureau compte une quarantaine de spécialistes qui interviennent partout dans le monde. Melbourne, en Australie, a été «copenhaguisée». D'autres villes du pays-continent s'y mettent. Deux «gehlistes» dirigeaient un atelier à Montréal, l'an dernier, pour aider à repenser les environs de la gare Jean-Talon. Gehl Architects vient de commencer le travail pour orienter la reconstruction de Christchurch, deuxième ville de la Nouvelle-Zélande, partiellement détruite par un tremblement de terre.
La forme et le fond
L'humain, l'échelle humaine devient l'étalon de mesure de la qualité des réalisations urbaines. La grille d'évaluation de la firme Gehl Architects comprend une quinzaine de critères, dont la qualité esthétique, mais pas uniquement celle-ci. Les gens bouderont et détesteront le plus bel immeuble s'il est mal pensé pour ses usagers.
«Les membres de notre firme s'intéressent à la dimension humaine de la planification urbaine, un aspect négligé de l'urbanisme, explique Jan Gehl. Nous partons du point de vue des individus, ce qu'ils aiment et ce qu'ils font dans la ville. Puis nous suggérons des transformations pour améliorer cette relation agréable avec une ville dynamique et captivante, en y marchant par exemple.»
Cette idée de repositionner la vie réelle au centre de l'aménagement lui est venue dans les années 1960, au fil de discussions avec sa femme psychologue qui lui reprochait, à lui comme aux autres architectes, de ne s'attarder qu'aux formes en oubliant l'essentiel: l'habitant de la machine à habiter. «Avec elle, j'ai donc approfondi la réflexion sur les liens entre la planification urbaine, l'architecture, la psychologie et la sociologie», raconte-t-il en ajoutant que son couple vient de fêter ses noces d'or.
«Depuis ce temps, je m'intéresse à la mobilité dans l'espace, jusque dans les détails. Comment se déplace-t-on sur un trottoir, devant un immeuble, dans un quartier? Pour moi, la bonne architecture ne dépend pas des formes, mais bien de l'interaction entre la forme et la vie, ce qui est bien plus difficile et exigeant.»
Le livre phare de M. Gehl, Livet mellem husene («Vivre entre les maisons»), paru en 1971, vient d'être traduit en Iran et en Roumanie. La réhumanisation de la cité par le new urbanism et par la mobilité verte vaut pour tous, partout. Tout le monde, y compris à Montréal, peut donc en avoir, des belles affaires comme à Copenhague...
«C'est aussi une question écologique et de santé publique, dit finalement Jan Gehl, grand rebâtisseur de villes. Les changements climatiques ou l'épidémie d'obésité exigent des réaménagements de la mobilité dans l'espace. Il faut encourager les gens à marcher, à rouler à bicyclette le plus possible, et pas seulement le dimanche...»